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politiquement atténué et peut-être même, pour ne pas choquer, altéré les plus dangereuses de leurs idées ; mais dans un autre document tout intérieur, dans la note d’Olinde Rodrigues sur le Mariage et le divorce, nous voyons les mêmes doctrines exposées très énergiquement. Il affirme la vérité du mariage, et du mariage religieux. La seule nouveauté que propose en ce moment le chef du culte, et l’on sait que ce n’était pas alors une grande nouveauté, c’est « le divorce, » et le divorce prononcé, comme le mariage lui-même, par l’autorité religieuse, lorsque celle-ci, « après maintes preuves, » aura cessé de considérer comme possible la continuation de l’union. Même en admettant la possibilité du divorce, Olinde Rodrigues indiquait qu’il ne le considérait que comme un mal. Il disait que l’éducation devait amener les époux à désirer au moment du mariage « que leur union ne fût pas dissoute. » Il serait contraire à l’esprit moral du mariage de le contracter dans la pensée et dans l’espérance du divorce. En conséquence, disait-il, un homme ne peut être « à la fois » époux que d’une seule femme, et il ne peut l’être de plusieurs que « successivement. » En un mot, la doctrine officielle du saint-simonisme, en tant qu’on la distingue de celle d’Enfantin, n’était autre chose que la monogamie tempérée par le divorce. Or, sans défendre en aucune façon le divorce, auquel nous sommes au contraire très opposé, nous devons reconnaître que cette institution existe dans la plupart des états de l’Europe, sans qu’ils aient été pour cela réduits à l’état sauvage ; on sait aussi que c’est une question de pratique, de plus ou de moins. Si les saint-simoniens se fussent bornés là, ils eussent coupé court à de graves accusations.

Il est assez étrange que ce soit dans une lettre à sa mère qu’Enfantin ait jugé convenable d’exposer d’une manière suivie et dogmatique ses premières vues sur la liberté des sexes. Il y a là un manque de convenance qui fait peu d’honneur au pontife de la nouvelle loi ; la délicatesse était ce qui manquait le plus à cette nature puissante, mais vulgaire. Malgré le ton hiératique qu’il affecte sans cesse, ce qui perce dans toutes ses prédications c’est la sensualité : c’est le ton de Tartufe causant avec Elmire[1] : c’est

  1. Par exemple, quel est le sens de ces étranges paroles adressées à une femme : « Chère enfant, c’est la parole de vie que je t’ai donnée hier ; tu vivais avec le passé ; par moi, tu vivras pour l’avenir. Tu n’étais pas encore ma fille, tu le seras aujourd’hui. — Tu écouteras ton père te dire le mystère de la vie ; oublie ce que tu crois savoir de la vie ; les chrétiens ne t’ont rien appris que tu ne doives modifier… Tu ne vis pas comme tu vivras dans l’avenir ; tu n’aimes pas comme aimera la fille, l’épouse, la mère de l’avenir ; tu as en toi l’amour chrétien ; mais tu ne vis pas encore de la vie saint-simonienne… Apprenons ensemble à vivre, à aimer ; aucune femme, aucun homme n’a encore senti la vie, l’amour, Dieu, comme nous. » (T. XXVII, p. 2.) Que dirait-on, dans toutes les églises du monde, d’un prêtre qui parlerait aux femmes un tel langage ?