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habiles et très ingénieux pour faire comprendre leur système et en même temps en atténuer les côtés choquans, en se servant d’exemples familiers à tous et empruntés à l’état actuel. Prenez par exemple l’administration des ponts et chaussées ou celle des eaux et forêts ; n’est-ce pas une exploitation du sol par la société tout entière ? y a-t-il rien là qui choque les idées communes ? Le personnel n’y est-il pas classé et rémunéré selon son mérite et selon ses œuvres ? Qu’y a-t-il là de contraire à la justice, à la morale, à l’ordre social ? Dès lors pourquoi ne serait-il pas permis de se demander si le, même système d’exploitation ne pourrait pas s’appliquer plus loin ? Si l’état a entre les mains les manufactures de Sèvres, des Gobelins, des tabacs, pourquoi n’en pourrait-il point avoir d’autres ? Pourquoi ne serait-il pas chargé, sur toute la surface du sol, de mettre la production en harmonie avec la consommation, de répartir les individus dans l’atelier industriel en raison de la nature et de la portée de leur capacité, comme il le fait précisément pour les ingénieurs, pour les juges, pour les professeurs, pour les soldats ? Enfin, pour adoucir encore et mitiger les abords du système, les saint-simoniens aimaient à remplacer les termes de la langue politique par ceux de la langue industrielle. Ainsi il n’était pas question de gouvernement, ni d’état, mais d’une banque centrale, desservie par des banques de plus en plus spéciales jusqu’aux dernières localités. A cette banque supérieure « convergeraient tous les besoins ; » de la même banque « divergeraient tous les efforts. » Les banques générales ne livreraient aux localités « des crédits, » c’est-à-dire des instrumens de travail, qu’après avoir « balancé les opérations diverses, en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche d’industrie. » Dans le fait, malgré toutes ces expressions adoucies, l’état saint-simonien, par l’abolition de l’héritage, devenait seul propriétaire de tous les fonds et en même temps le seul entrepreneur et administrateur. Ce que les saint-simoniens appelaient a créditer, » c’était confier à tel groupe ou à tel individu l’exploitation de telle usine, la culture de telle terre. La société tout entière n’était plus qu’un atelier unique, un régiment.

Dans ce système, ce qu’on nomme aujourd’hui le revenu ne serait plus qu’un « traitement » ou une « retraite. » Un industriel ne posséderait pas autrement un atelier, des ouvriers, une terre, qu’un colonel ne possède aujourd’hui une caserne, des soldats et des armes. L’héritage consisterait à succéder à quelqu’un, comme aujourd’hui, quand une place est vacante par décès ou par retraite, et l’on ne voit pas que les hommes soient moins ardens à succéder aux places qu’aux héritages. En un mot, il n’y a plus de propriétaires : il n’y a plus que des « fonctionnaires, » c’est l’expression même d’Enfantin.