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l’empire. Cette saison est celle où, en tout autre pays, chacun évite autant que possible de quitter son foyer. Du commencement de novembre à la fin de mars, quand le sol est couvert de quatre ou cinq pieds de neige, quand l’eau qui dégoutte ou qu’on jette en l’air se convertit en glace avant d’arriver à terre, quand les doigts ne peuvent saisir un plat ou un pot d’étain sans que la peau reste attachée au métal, quand les ours et les loups sortent par troupes des bois, chassés par la faim, et entrent dans les villages, déchirant à belles dents tout ce qu’ils rencontrent, obligeant les paysans effrayés à se réfugier dans leurs huttes, l’heure est venue, — la seule heure propice — d’atteler le traîneau. On a rentré le bétail, les moutons, les chevaux et les vaches ; le moujik leur a donné asile sous le toit qui abrite sa femme et ses enfans ; il les nourrit, auprès de son lit, du fourrage amassé en prévision d’une longue retraite. Le froid est alors si intense qu’on ne peut plus même enterrer les morts ; les plus grands comme les plus humbles restent couchés dans leurs cercueils de sapin, attendant, hôtes sinistres, le retour du printemps. Ils sont là, préservés par la gelée de la corruption, devenus au bout de quelques jours aussi durs que la pierre. Ils seront confiés à la vieille nourrice quand son sein endurci se laissera entr’ouvrir par la pioche et par la charrue, ils auront la tombe quand le blé aura le sillon[1]. Et pendant ce temps le voyageur, enveloppé de ses riches fourrures, ne craint pas d’affronter la bise qui lui souffle ce froid presque intolérable au visage. Plus d’un traîneau, il est vrai, n’a ramené à la ville qu’un cadavre immobile et raidi sur son siège. Des promeneurs même, quand l’hiver était rigoureux, sont tombés suffoqués dans les rues ; quelques-uns ont perdu le nez, le bout des oreilles, le gras des joues, les orteils ou les pieds. Mais tout à coup cette blanche robe qui, des bords de l’Océan-Glacial aux rives de la mer Caspienne couvrait la Russie, a disparu comme par enchantement, quelques jours de soleil ont suffi pour la fondre : elle préservait les couches intérieures des rigueurs de la gelée ; maintenant, convertie en eau, elle les pénètre d’une humidité bienfaisante. A peine réveillée, la nature s’épanouit, tout un tapis de fleurs jaillit en un instant de ce sol profondément humecté ; une herbe drue et grasse envahit la prairie, les bois de bouleaux et de sapins s’emplissent de senteurs et d’ombre, ils s’emplissent aussi du chant de milliers d’oiseaux. Pour dominer ce bruyant concert, pour rester le héraut du frais et rapide printemps, le rossignol est

  1. Les morts n’étaient pas généralement, comme on n’hésite pas encore aujourd’hui à le faire en Chine, conservés à domicile. On les déposait dans une maison des faubourgs appelée maison de Dieu. Les corps y étaient empilés comme des pièces de bois dans un chantier. Lorsqu’arrivait le dégel, chacun venait reconnaître et reprendre les siens pour les porter en terre.