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du tsar. Cette prétendue « fourberie en haillons et en vêtemens graisseux » a sucé avec le lait maternel le sentiment du respect. Le respect est en Russie la vertu innée, le grand don social de toutes les classes, surtout de la plus nombreuse et de la plus misérable. Cette qualité maîtresse fera la fortune d’une race qui devait rencontrer chez quelques-uns de ses adversaires des dons bien autrement brillans, mais trop souvent funestes.

L’empereur Ivan IV use d’une grande familiarité envers ses nobles ainsi qu’envers les étrangers qui le servent. Il les fait dîner plusieurs fois dans l’année avec lui et leur permet souvent de l’accompagner soit à l’église, soit à la promenade. Nul prince cependant ne saurait se dire plus craint, plus obéi, et en même temps plus aimé. Si le tsar dit à un de ses ducs : « Va ! » le duc court ; s’il lui adresse une parole courroucée, le duc de longtemps n’osera reparaître en sa présence. Il feindra d’être malade et laissera pousser ses cheveux. Les Russes d’habitude ont la tête rasée. Pour un noble heureux et prospère, ce serait une honte de porter les cheveux longs ; pour un gentilhomme en disgrâce, il y aurait impudence à ne pas montrer à tous ce signe évident de son humiliation et de son deuil.

Vaillant soldat lui-même, Ivan fait surtout cas du courage militaire. Si quelque soldat se distingue sur le champ de bataille, Ivan lui envoie sans tarder une pièce d’or portant l’image de saint George à cheval. Les Russes attachent cette plaque sur leur manche ou à leur bonnet, et tiennent la distinction, qu’on affecterait peut-être de dédaigner ailleurs, pour le plus grand honneur qui puisse leur être conféré.

Est-il donc vrai que « l’Irlandais sauvage soit policé à côté du Russe ? » Ces deux peuples peuvent être, au jugement des Anglais, « également aveugles ; » ils ne sont pas au même degré « sanguinaires et turbulens. » Le trait caractéristique de la race slave est au contraire une placide et mélancolique douceur. « Les commandemens de Dieu, répondent les Moscovites aux docteurs laïques qui les pressent de mille questions indiscrètes, ont été donnés à Moïse ; le Christ est venu les abroger par sa précieuse mort et par sa passion. En conséquence, nous nous mettons peu en peine de les observer. » : — « Je croirais aisément, ajoute Chancelor, les sujets du duc sur ce point. » Quel est donc le commandement de Dieu que les Russes d’habitude enfreignent et que les Anglais du XVIe siècle observent avec une si remarquable rigueur ?

« Jamais, si l’on en croit les austères censeurs que la paille dans l’œil du pauvre moujik scandalise, nation ne fut plus digne de former le cortège de Bacchus. » Venant des habitans de la Grande-Bretagne, le reproche peut paraître étrange, et pourtant le Breton n’a pas, comme le Moscovite, l’excuse d’un climat sous lequel