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REVUE DES DEUX MONDES.

— Et moi je n’en vis pas ! Vous vous donnez pour un prolétaire. Il n’y a qu’un prolétaire américain pour se promener en voiture ! Parlez-moi des États-Unis, voilà un pays !

— Hélas ! s’écria Serle, suis-je venu dans les jardins de Wadham pour entendre l’éloge des États-Unis !

— Ces jardins sont très beaux, dit M. Rawson, mais on y meurt de faim comme ailleurs, si l’on a le malheur de porter des habits râpés. Vous ne me persuaderez pas qu’il ne soit pas plus facile de vivre là-bas. Tel que vous me voyez, j’ai un frère qui possède cinq mille livres sterling de revenu. Parce qu’il est mon aîné de deux ans, il ne se refuse rien, tandis que je manque de tout. Voilà l’Angleterre. Charmant pays pour les cadets de famille !

— Votre frère ne vous a-t-il jamais aidé ? demandai-je.

— Un billet de vingt livres de temps à autre. J’avoue qu’il n’a pas eu à se louer de moi. J’ai fait un triste mariage. Que voulez-vous ? la chance lui a souri et elle m’a tourné le dos.

— Mon ami, dit Serle d’un ton grave auquel il ne m’avait pas habitué, ne parlez pas de bonne ou de mauvaise chance. Le succès ne dépend pas de la chance, mais de la volonté. C’est ce qui nous a manqué, à vous et à moi ; nous avons été faibles, et c’est pour cela que nous ne comptons pas dans ce monde.

— C’est là une dure vérité, monsieur ; mais je ne vous en veux pas, dit-il en portant à ses yeux un mouchoir d’une blancheur douteuse. Oui, ajouta-t-il, nous avons tort d’accuser notre mauvaise étoile ; mais lorsqu’un homme, à cinquante ans, se voit tombé aussi bas que moi, ce qu’on appelle une chance n’est pas à dédaigner. Cette chance, je me figure que je la trouverais dans votre pays, où tant de gens tombés se relèvent. C’est mon idée fixe et elle date de loin. Je ne suis pas un radical. Je n’ai plus d’opinions. La vieille Angleterre serait assez bonne pour moi si je pouvais y vivre. Que diable, j’ai encore trente ans devant moi ! Ici mon passé m’écrase ; là-bas, qui sait s’il ne me servirait pas ? Oh ! un plongeon dans l’inconnu et dans l’oubli !

Serle ferma les yeux et un frisson parcourut son corps.

— Mon pays, mon pays, murmura-t-il, quels rêves tu inspires aux pauvres diables !

Craignant que le malade ne prît froid, je déclarai à notre guide qu’il était temps de clore la séance. Il saisit sans hésiter la poignée de la voiture qu’il poussa devant lui. Ce ne fut qu’à mi-chemin de l’hôtel que Serle se ranima un peu. Comme nous passions près d’une taverne d’où s’échappait une odeur de cuisine appétissante, il me fit signe d’arrêter.

— Voici mon dernier billet de cinq livres, dit-il en ouvrant son portefeuille, veuillez l’accepter, monsieur Rawson. Entrez là et com-