Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/550

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
544
REVUE DES DEUX MONDES.

qu’il ne rentrerait pas dans sa chambre. Je l’installai au coin du feu, et mes couvertures le mirent à l’abri du froid. Je n’avais plus la moindre envie de travailler. Quant à dormir, j’y songeais encore moins. Je ranimai donc le feu et je m’étendis dans un fauteuil de l’autre côté de la cheminée. Silencieux, emmitoufflé jusqu’au menton dans ses couvertures, Serle se tenait droit et bien éveillé, dans l’attitude d’un homme à qui le hasard vient de décerner une dignité nouvelle. Ses yeux demeuraient presque constamment à demi fermés ; mais à d’assez longs intervalles il les ouvrait tout grands et contemplait longuement les flammes du foyer dont l’éclat ne semblait pas le blesser. On eût dit qu’il y revoyait l’image de la dame au capuchon noir. Avec son visage pâle et amaigri, ses draperies grises, les rides que dessinaient les lueurs vacillantes du feu, avec ses longues moustaches et sa gravité imposante, il me rappelait don Quichotte soigné par le duc et la duchesse. Vers l’aube, vaincu par la fatigue, je sommeillai pendant une demi-heure. Lorsque je me réveillai, les oiseaux du jardin commençaient à saluer l’aurore. Serle, qui n’avait sans doute pas suivi mon bon exemple, conservait une attitude digne d’un empereur romain. Les yeux qu’il fixait sur moi étaient si brillans que cette longue insomnie m’inquiéta.

— Comment vous sentez-vous ? lui demandai-je.

Il continua à me regarder durant une minute ou deux sans répliquer. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix lente et rêveuse, tout en drapant ses couvertures autour de lui.

— Lorsque nous nous sommes rencontrés à Hampton-Court, me dit-il, vous avez voulu savoir ce que j’étais. Je ne suis rien, vous répondis-je avec sincérité. Mais je ne me rendais pas justice. Je suis quelque chose, je suis un personnage, je suis un homme hanté !

Je commençai à craindre qu’il eût complètement perdu la raison ; cependant il était d’une nature si douce et si patiente qu’il n’y avait guère à redouter aucun acte de violence de sa part. Comme le jour se montrait, j’en profitai pour mettre un terme à notre grotesque veillée, et j’engageai mon ami à aller s’habiller. Il paraissait si faible que je lui donnai la main pour l’aider à se lever, et une fois debout, il eut à peine la force de se tenir sur ses jambes.

— Allons, dit-il, j’ai vu un fantôme ; c’est là un présage de ma fin prochaine, et je ne vivrai pas assez longtemps pour en voir un second. Je serai bientôt moi-même un habitant de l’autre monde.

— En attendant, il est inutile de se laisser mourir de faim ; nous allons déjeuner.

— Voici mon déjeuner, répliqua Serle, qui tira de son sac de voyage un petit flacon de morphine dont il avala une dose ; maintenant, je vais dormir, soyez tranquille, je n’en ai pas pris plus qu’il ne faut.