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étendit les tapis sous les arbres. Toute la nuit, je crus danser avec des klephtes, des démons rouges ; nous tournions tous ensemble dans une ronde diabolique au milieu des flammes, et je me réjouissais en chantant avec eux, ou bien je revoyais le berceau de l’enfant creusé dans un tronc d’arbre. Il me semblait que les soldats m’entraînaient, et je devenais klephte ou démon moi-même quand un rayon de soleil frappant droit sur mon visage m’éveilla. Il faisait grand jour, la colonie était au travail. Je me hâtai de rentrer à l’ombre dans la petite maison, et, songeant au moyen de retourner à Aigion, je calculai que j’avais cinq jours à attendre, cinq jours à Trisonia, dans l’inaction. Par bonheur, un bateau pêcheur de Patras vint relâcher l’après-midi dans le petit port ; je conclus marché avec le patron, qui s’engagea à me conduire le lendemain à Aigion, et, tranquille à ce sujet, je vis s’écouler rapidement le reste du jour.

Après les danses et les chants du soir, Kosta voulut organiser une pêche aux flambeaux ; les pêcheurs nous prirent avec eux, et nous demeurâmes une partie de la nuit dans le bras de mer, suivant silencieusement sur les eaux transparentes du golfe les poissons attirés par la lueur de nos torches sous le ciel frais et clair d’une belle nuit d’été. Le lendemain matin, je partais, emportant les adieux et les regrets de toute une petite population que je quittais moi-même avec peine, tant la simplicité de son existence et son hospitalité m’avaient séduit. Quant aux Locriens de Maradja, j’avais perdu successivement presque toutes les illusions que les fables des habitans d’Aigion me faisaient concevoir : je n’avais trouvé ni klephtes ni mauvais génies pour entraver ma route, et je revenais pourtant, étonné, l’esprit incertain, au souvenir de ce malheureux peuple resté seul, toujours semblable à travers les siècles, comme au souvenir d’un rêve dont le caprice m’aurait transporté au milieu des générations d’un autre âge.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.