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connais pas bien ! Elle est venue avec moi dans la montagne, elle nous a suivis pendant un mois, et serait encore avec nous, si je ne l’avais pas renvoyée. Quand j’entre à la ville, toutes les femmes me regardent, et je suis, moi aussi, comme le pacha, je choisis celle que je veux. Un jour, la petite Marie, la blanche, la belle Maritzau… » et il commençait une triste histoire dont il se faisait le héros. La plupart des assistans demeuraient attentifs, et la petite place était fort tranquille en ce moment ; elle offrait en revanche un coup d’œil frappant : éclairés par les hautes flammes du feu qui brûlait toujours, ces différent groupes d’hommes aux costumes blancs ou gris péroraient, s’agitaient sous les arbres. Les fusils brillaient, rangés en faisceau au milieu de ce va et vient de silhouettes animées, tantôt sombres, tantôt colorées aux reflets rougeâtres des flammes quand elles approchaient du feu. La lune était voilée à cet instant par un nuage presque immobile, et tous ces costumes enveloppés d’une lueur pourpre, découpant autour d’eux de grandes ombres noires aux contours bizarres, produisaient au milieu des sombres maisons du village un effet extraordinaire.

L’animation générale tombait ; les conversations avaient duré longtemps et chacun s’en lassait. On s’était peu à peu groupé autour de feu ; quelques-uns se mirent à chanter :


« Je t’aime et je t’adore, — mon petit oiseau, mon cœur, — et personne ne le saura, — si ce n’est tout mon bataillon ! »


Ce fut le signal : soldats et paysans se donnèrent la main, et, la chaîne formée, le cercle s’élargit, la danse commença. Tranquille d’abord, le mouvement s’accentua et se précipita bientôt, les chants grandirent ; en quelques minutes, ce fut une sarabande indescriptible.

La chaîne s’était étendue, allongée, puis repliée sur-elle-même en colimaçon, gardant toujours au centre le feu et les fusils. Un des soldats menait la tête, agitant de la main gauche une mantille rouge élevée en l’air, que le second danseur tenait de la main droite ; les autres suivaient, marchant et tournant tour à tour. Des femmes accroupies le long des murs suivaient ardemment des yeux ce spectacle ; elles battirent des mains. Alors le mouvement redoubla ; ce fut comme un vertige, une danse fantastique au milieu d’un fracas inouï. Les plus proches du feu passaient rouges devant la flamme, baissant et levant les bras ensemble ; derrière eux, confondus avec leurs ombres, les autres venaient, hurlant et sautant à l’envi. Par instans, quand la chaîne s’écartait, un rayon ardent de lumière glissait jusqu’au fond de la place, et l’un des derniers