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La nuit venait, claire, silencieuse, comme toutes les nuits d’Orient ; à peine entendais-je encore, avec le dernier appel du berger, résonner le tintement des clochettes d’un troupeau de chèvres broutant au-dessous de nous quelques pousses perdues. L’atmosphère, déjà tiédie par la brise, fraîchissait peu à peu, et je laissa mes yeux flotter longtemps encore sur tout cet horizon, sans que mes guides troublassent par une parole la ferveur de mon admiration. Eux-mêmes, assis loin l’un de l’autre au-dessous de moi, leurs longs fusils albanais appuyés à l’épaule, ajoutaient encore à la beauté de ce tableau en le rendant plus vivant avec leur costume pittoresque. Avant de quitter ce sommet, je jetai les yeux derrière moi, au nord : l’horizon était fermé dans le lointain par la lisière des montagnes boisées, dans la verdure desquelles se distinguaient, comme des nuages blancs, trois petits villages isolés, dans la direction d’Amphissa (Salona est le nom moderne d’Amphissa). Je demandai leurs noms : c’étaient Milia, Sotina et Maladrino.

Je descendis enfin, et, nous laissant glisser au hasard sur la pente des montagnes, nous nous retrouvâmes bientôt sur ce sentier où j’avais cru ma dernière heure arrivée. Le départ et le retour ne se ressemblaient guère ; j’allais maintenant l’esprit libre, tout au souvenir du tableau que j’avais vu se dérouler devant moi ; jamais je n’avais été plus ému au spectacle de la nature. Souvent le charme qu’on lui trouve tient plus à nous qu’à elle-même, selon qu’elle s’accorde plus ou moins avec la disposition de notre âme ; mais ici l’homme n’est rien, la nature est tout ; elle s’impose, et l’admiration n’est pas surtout un cri du cœur, c’est un ravissement de la raison, un éblouissement de la vue. Seul depuis des siècles, j’avais joui de ce grand spectacle qui me faisait oublier les points de vue les plus admirés des Alpes et des montagnes d’Ecosse ; — pas un homme en Grèce n’avait pénétré même jusqu’à Maradja ; les seuls témoins de toutes ces splendeurs étaient des peuplades sauvages dont l’admiration silencieuse ne songeait pas à s’exprimer.

Les lumières et les feux du village nous apparurent au détour d’un chemin, et nous fûmes bientôt de retour au logis. Les soldats s’étaient installés sur une petite place en face de notre maison, et, se tenaient couchés par terre, en cercle, autour d’un grand feu où rôtissait leur chevreau. Ils saluèrent notre arrivée de bravos et de bruyantes exclamations, et je vis bien à leur attitude que la soirée se passerait plus animée que la veille : à l’exception de celui qui surveillait le feu, les soldats s’étaient levés au-devant de mes deux amis, et, sans faire attention à moi, se prenant tous les cinq par la main, voulurent les entraîner dans leur danse improvisée. Tous