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Je parvins à distinguer ses traits : de grands yeux noirs éclairaient son visage pâle et contrastaient étrangement avec l’ensemble de sa physionomie ; elle n’était pas belle, mais elle avait un sourire si franc, si jeune et si heureux, que cela réjouissait l’âme. — Elle eut bientôt fait de servir notre repas, et jamais, depuis que j’étais en Grèce, je ne déjeunai d’aussi bon cœur. Le temps passa bien vite en causant avec mon hôte de sa maison, de sa famille, de Trisonia ou de l’Europe, et nous étions devenus grands amis après une heure de cette conversation, souvent interrompue par les exclamations naïves ou les éclats de rire de la jeune fille, gais comme un chant d’oiseau.

Toutes les grand’mères de la colonie, quelques jeunes gens, deux vieillards, silencieux et graves comme des patriarches, vinrent nous rendre visite. Je m’attendais à mille questions sur la France, l’Italie, sur ce qu’ils appellent ta xéna (l’étranger) ; à peine me demanda-t-on d’où j’étais. En revanche, chacun me donnait avec complaisance de longs détails sur tout ce qu’il savait. L’un, dans une langue pleine d’images et de poésie, transformait tout en légendes, et, bien que ce qu’il racontât fût souvent réel en plus d’un point, son récit avait toujours quelque chose d’étrange et de fabuleux. Une vieille femme confondait dans une seule idée la reine Olga, la Vierge Marie, et une néréide (nymphes auxquelles les Grecs croient encore) ; un autre affirmait qu’il n’y avait plus de Turcs, et ne connaissait d’estimables que les klephtes. Tout le monde parla, mais avec mesure, sans s’animer ; les plus jeunes laissaient conter les vieux et ne les interrompaient qu’avec des ménagemens. Une sorte de politesse, des manières délicates, une douceur constante, étaient les premières qualités apparentes de ces colons d’un autre âge. Leur langage découvrait le calme et la pureté de leur vie ; leurs phrases les plus simples avaient je ne sais quel tour gracieux, pittoresque, et n’étaient jamais banales. Je fus surtout frappé, non pas de l’ignorance invraisemblable que leurs moindres paroles laissaient deviner, mais de leur insouciance à l’égard de tout ce qui ne tenait pas entre les rivages étroits de Trisonia. Ils étaient cependant intelligens et doués pour tout comprendre, mais ils n’avaient ni curiosité, ni ambition ; chacun semblait heureux de son état.

Quand nos visiteurs furent partis, je sortis avec mon hôte. Quel ne fut pas mon étonnement de voir devant toutes les maisons, couvrant la terre que j’avais foulée tout à l’heure, de grands tapis rouges, jaunes, bleus, étalés à l’ombre, sur lesquels dormaient indistinctement hommes, femmes et enfans ; c’était la coutume dans l’île. La jeune fille jeta trois tapis sous les figuiers ; tout pénétré du