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administratif a laissé le nom de villes. Tout ce pays est a bon droit considéré comme stérile et désolé, on le croit généralement inhabité ; il passe surtout pour dangereux, en raison de la férocité des klephtes, qui en ont fait leur dernier refuge.

L’ennui d’un long séjour en Achaïe, l’accablement et la tristesse que le soleil d’été fait peser sur un étranger, isolé au milieu de toute une population endormie, me décidèrent à tenter seul une exploration que personne n’avait faite avant moi. Je partis dans les premiers jours de juillet.

I.

En face d’Aigion, de l’autre côté du golfe de Corinthe, sous la côte poudreuse de l’ancienne Locride, s’étend une petite île, étroite et longue, dont j’apercevais de ma fenêtre la maigre végétation. Les Grecs la nomment Trisonia ; elle est habitée par trois ou quatre familles descendues des montagnes, et, me disait-on, dépourvue de toute espèce de ressources. Les hommes y vivent retirés, complètement étrangers au reste du monde, insoucians de tout ce qui peut sortir du cercle étroit de leur existence. Ils ne quittent pas leur île et forment une petite colonie sauvage, ignorante des progrès les plus élémentaires de la civilisation. L’impossibilité de trouver un compagnon qui pût me servir de guide m’avait déjà fait renoncer au désir de visiter cette île mystérieuse. L’année précédente, une bande de vingt-cinq ou trente jeunes gens s’était réunie pour traverser le golfe dans l’intention de passer un ou deux jours à Trisonia ; mais on avait eu soin d’être en nombre, d’emporter des armes, des munitions, des victuailles, en un mot tout ce qu’il fallait pour affronter une terre presque inconnue qui passait pour servir d’avant-poste aux klephtes ; personne ne se souciait plus d’y aller. Chacun me dissuadait encore d’y songer, quand j’arrêtai cette fois définitivement mon projet : je visiterais la petite île, et, s’il était possible, je pénétrerais jusqu’en Locride, laissant de côté les villes pour ne chercher que les villages cachés dans les montagnes. Je fis en secret mes provisions de route et de séjour, puis je descendis un matin avant l’aube vers le port. Deux mangonès (grands laïques) devaient traverser le golfe pour aller à Trisonia charger des pierres. Je m’embarquai sur l’une d’elles, n’ayant pour toute société que mon fusil et mon chien ; nous partîmes au point du jour.

La faible brise du matin ne tarda pas à tomber, la chaleur devint bientôt intolérable. Le golfe, plus bleu que le ciel, transparent comme une glace, offrait une surface unie et tranquille que le sillage de notre bateau ridait à peine. Les matelots prirent chacun une lourde