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à un autre, sont toujours pénibles et délicats ; par conséquent, il serait curieux de savoir exactement quelles furent matériellement et moralement les conséquences les plus immédiates de cette cessation de la piraterie. Jusqu’à quel point l’état matériel de ces pays naturellement pauvres, encore trop jeunes à la civilisation pour que le capital, comme on dit aujourd’hui, eût eu le temps de s’y accumuler, fut-il affecté, lorsque la piraterie cessa d’une part de faire écouler sur l’Europe le trop plein de leurs populations, et de l’autre de faire remonter sur le Nord les richesses de l’étranger ? Nous n’avons, dis-je, aucune réponse à cette question, mais il est permis de croire, sans vouloir faire pour cela l’apologie de la piraterie, que le premier résultat en fut un appauvrissement longtemps insensible et dont les effets ne se laissèrent apercevoir que lorsque la cause première qui les avait produits était depuis longtemps oubliée. Est-ce par exemple aux seules guerres excitées par les ambitions des rois et des grands qu’il faut attribuer l’effroyable misère qui détermina, un siècle et demi après saint Olaf, la jacquerie des birkenbeiner, et mit fin à la dynastie d’Harald Haarfagr ? Ces paysans norvégiens révoltés étaient si dépourvus de toute chose qu’ils en étaient réduits à porter des culottes d’écorces de bouleau, d’où leur nom de birkenbeiner, un genre de sans-culottisme qui a de la couleur locale, on en conviendra. Cette misère aurait-elle eu le temps de grossir et de faire tas dans le bon temps de la piraterie, et combien aurait-il fallu alors d’expéditions malheureuses pour que les populations en fussent réduites à se vêtir d’écorces d’arbres ? La réponse à la seconde face de la question est plus facile. On peut soupçonner sans aucune témérité d’imagination que le regret et le souvenir mélancolique des jours d’autrefois entrèrent longtemps pour une bonne part dans l’état moral où la cessation des anciennes habitudes plaça les hommes du Nord, et que bien souvent sans doute les jeunes gens enfiévrés par les convoitises et le besoin d’activité de leur âge, arrêtèrent leurs regards sur la mer avec le désespoir d’être venus trop tard au monde, ou virent passer dans le lointain des flots comme des démons tentateurs les ombres des anciens héros qui les appelaient aux aventures glorieuses et à la curée des richesses étrangères, cependant que les cloches chrétiennes, luttant avec leurs rêves d’ambitions homicides, les rappelaient à la vie de paix, à l’honnête labeur et au sentiment de la fraternité.


ÉMILE MONTÉGUT.