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pas la seule victime dans nos assemblées. La mort frappe souvent aussi les coups les plus inattendus et enlève brusquement à la vie ceux qui semblaient avoir encore devant eux une brillante carrière. Ainsi vient de disparaître à l’improviste un de nos plus aimables collaborateurs, homme d’un esprit fin, d’un goût épuré et d’une bonne grâce parfaite, Eugène Fromentin. Il avait quitté Paris il y a quelques jours à peine, ne songeant qu’à aller prendre ses vacances, son repos d’automne, dans un pays et dans une maison qu’il aimait, près de La Rochelle ; il a été emporté par un mal foudroyant, par un de ces accidens de santé qui déconcertent toutes les prévisions. Il disparaît dans la pleine maturité de ce double talent de peintre et d’écrivain qui était son originalité, qui lui assurait un double succès.

Eugène Fromentin avait en effet cela de caractéristique et de rare : ce n’était pas seulement un artiste supérieur, devenu par l’inspiration et par le travail un des maîtres de la peinture contemporaine, c’était encore un écrivain, un poète, qui savait manier la plume comme il savait manier le pinceau, qui laisse avec ses tableaux des œuvres charmantes de littérature. Il avait ce trait commun avec Eugène Delacroix, il était comme lui un esprit éminemment cultivé. Il représentait parmi nous un peintre lettré ayant la justesse et l’éclat, portant dans tout ce qu’il faisait le goût de la perfection et du beau, la sobriété alliée aux dons de la couleur et du pittoresque, une finesse ingénieuse, un sentiment aussi élevé que délicat des conditions et de la dignité de l’art. Qui ne se souvient de ces livres, Un Eté dans le Sahara, Une Année dans le Sahel, où était tombé, comme sur ses tableaux, un rayon du soleil d’Afrique ? Eugène Fromentin avait saisi en quelque sorte dans son essence la plus intime cette nature africaine, il en avait dégagé, résumé la chaude et subtile poésie. Il s’était essayé aussi dans le roman par Dominique, cette intéressante et habile fiction, et nul certes n’a pu oublier ces pages si justes, si pénétrantes, si animées des Maîtres d’autrefois, où tout récemment encore il étudiait les originales conceptions de l’art flamand et hollandais. C’était l’œuvre d’un peintre, d’un poète et d’un critique. Tout souriait à ce galant homme, chez qui la sûreté et la grâce du caractère rehaussaient le talent, qui était digne de tous les succès. Renommé pour ses tableaux, il était tout dernièrement, quelques semaines avant de quitter Paris, candidat à l’Académie française, qui aurait tenu sans doute un jour ou l’autre à couronner ses vœux. La mort s’est jouée cruellement de cette aimable fortune, elle a tranché avant l’heure cette honorable et brillante existence. Eugène Fromentin n’est plus, et avec lui certainement disparaît un des meilleurs dans une génération éprouvée, un des esprits les mieux faits pour continuer les pures traditions de l’art et du goût dans ce monde mêlé où nous vivons.

CH. DE MAZADE.