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lui répondit le cabaretier, qui n’était point un sot. Pour ce qui est de chevaucher au travers d’une moisson, cela ne se peut, par la raison qu’il ne monte jamais à cheval, et quant à réparer un dégât qu’il aurait fait, il n’est pas assez libéral pour cela. Je n’ai jamais entendu aucun de ses domestiques ni se plaindre, ni se louer de loi. Je ne vous dirai pas comment il se comporte en qualité de juge de paix, j’ai sujet de croire qu’il ne l’est point. Il a autrefois décidé un cas entre ces deux messieurs qui viennent de sortir, et l’on admet généralement qu’il le décida selon le bon droit. — Les partis extrêmes ressemblent beaucoup à ces deux cavaliers de Fielding, et quand ils parlent du grand arbitra qui jadis jugea leur procès, il faut se garder de les croire sur parole ; mais la jeunesse n’a pas besoin d’être avertie par un aubergiste bien renseigné pour s’apercevoir qu’aucun d’eux ne dit vrai. Elle sait à quoi s’en tenir sur leurs déclamations et leurs hyperboles, elle perce à jour leur fausse prud’homie, elle voit clair dans leurs ambitions qu’ils érigent en principes et dans leurs rancunes dont ils font des dogmes ; elle est lasse de leurs déraisons, dont ils ne se lassent jamais. Elle est sur le point de découvrir que ce qu’il y a encore de plus neuf et de plus original dans le monde, c’est le bon sens, instruit par l’expérience.

Le vrai bon sens est à la fois clairvoyant et généreux. En assistant à l’inauguration du monument de Regnault, nous pensions moins à la Salomé, à l’Exécution sous les rois maures, à l’œuvre inachevée et inoubliable de l’artiste, qu’à certaines lignes écrites par le patriote presque à la veille de sa mort, au milieu des fumées de la guerre et pendant que le canon grondait, Il y exprimait en ces termes ses dernières volontés ou, pour mieux dire, ses dernières résolutions et ses derniers souhaits : « Nous avons perdu beaucoup d’hommes ; il faut les refaire et meilleurs et plus forts. La leçon doit nous servir. Ne nous laissons plus amollir par des plaisirs trop faciles. La vie pour soi seul n’est plus permise. Il était, il y a quelque temps, d’usage de ne plus croire à rien qu’à la jouissance et à toutes les passions mauvaises. L’égoïsme doit fuir et emmener avec lui cette fatale gloriole de mépriser tout ce qui est honnête et bon. Aujourd’hui la république nous commande à tous la vie pore, honorable, sérieuse. Nous devons tous payer à la patrie, et au-dessus de la patrie à l’humanité libre, le tribut de notre âme et de notre corps. Toutes nos forces doivent concourir au bien de la grande famille, en pratiquant nous-mêmes et en développant chez les autres les sentimens d’honneur et l’amour du travail, » Une telle profession de foi, jetée sur le papier dans un tel moment, donne la mesure d’une âme. Nous n’en voudrions effacer qu’un mot, échappé à la rapidité de la plume : il n’est permis à personne de mettre l’humanité au-dessus de sa patrie, ou plutôt cela n’est permis qu’aux philosophes, et, par une faiblesse qui les honore, ils ne font guère usage de leur droit.