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nom n’était-il pas le seul que les nouveaux affranchis connussent ? On avait répété aux noirs, en 1872, qu’ils devaient leur affranchissement à Grant, et qu’ils seraient remis en esclavage si Grant n’était pas réélu : comment les amènerait-on à voter pour un autre candidat sans éveiller leur méfiance et leurs appréhensions ? Aucun obstacle constitutionnel ne s’opposait à la réélection du président : pourquoi, lorsque l’existence même du parti était enjeu, s’arrêter devant une tradition, devant une pure question d’étiquette ?

Nombre d’esprits, surtout au sud, commencèrent donc à se familiariser avec l’idée d’une troisième élection. Ce devint un thème pour la polémique des journaux, une préoccupation pour les hommes politiques, un universel sujet de conversation. Tout le monde en parla, un seul homme excepté : le président. On essayait de deviner sa pensée, on commentait les propos échappés à ses pareils ou à ses familiers ; mais quelle conjecture sérieuse asseoir sur de purs commérages ? Impassible, silencieux et toujours sur ses gardes, le président demeurait, en apparence, indifférent à tout ce qui pouvait se dire, à tout ce qui s’écrivait sur ce sujet ; mais pourquoi se serait-il compromis en découvrant sa pensée ? Sa réélection ne pouvait être que l’œuvre de la volonté populaire : ses ennemis, en agitant sans cesse cette question, en la ramenant sans relâche devant les yeux du public, ne posaient-ils pas sa candidature avec plus d’efficacité et d’insistance qu’il ne l’aurait pu faire lui-même ?

S’il était impossible de reprocher au président une seule parole, un seul acte de propagande, on ne pouvait pas ne pas remarquer la froideur qu’il témoignait au vice-président Wilson, qui s’était prononcé ouvertement contre le renouvellement de ses pouvoirs, le peu de sympathie qu’il montrait pour M. Blaine, le candidat républicain le plus en évidence, enfin le soin constant qu’il prenait d’entretenir sa popularité. Les démocrates ne se dissimulaient pas que sa candidature, si elle était résolument posée et soutenue par le parti républicain, était la plus redoutable qu’ils pussent rencontrer devant eux. Il suffirait d’évoquer les souvenirs de la guerre civile, et, suivant l’expression consacrée, de promener dans le nord la chemise sanglante (bloody shirt) pour ranimer des haines mal éteintes. En présentant comme le prélude d’un renouvellement de la lutte la rentrée dans les assemblées locales et dans la chambre des représentans de la plupart des hommes qui avaient joué un rôle dans le mouvement séparatiste, on réveillerait les passions hostiles au sud ; l’appréhension d’un danger pour l’unité nationale jetterait dans les bras de Grant les populations affolées du nord et de l’ouest. Le plus pressant intérêt des démocrates était donc de rendre la candidature du général Grant impossible en ruinant sa popularité.