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égoïsme et son cruel orgueil aient été démasqués, sans avoir eu à implorer son pardon. Celui-là garde dans la mine d’argent la part qu’il a extorquée par d’abominables manœuvres, cette autre enfin reste la compagne chérie, honorée, d’un brave homme dont le bonheur futur paraît douteux, tout aveugle et tout stupide qu’il soit.

Absoudre les coquins, passe encore ? mais leur sacrifier les honnêtes gens, c’est trop ! « Je peins ce que je vois, je ne tire pas de déductions, » dira Bret Harte. Ce droit de n’être qu’un miroir indifférent des faits nous paraît discutable, et les résultats en tout cas sont fâcheux au point de vue même de l’intérêt et de la vraisemblance. Dans la vie réelle, on porte toujours la peine des fautes qu’on a commises contre l’ordre établi ; que le châtiment nous vienne du dehors ou du dedans, des événemens ou de nous-mêmes, nous ne l’esquivons pas. Cette logique inflexible de la vie, il n’est pas permis de la bannir des livres ; c’est le devoir de l’écrivain de nous laisser au moins deviner sinon le désastre matériel, — celui-ci ne survient pas toujours, — du moins la souffrance morale qui suit tel oubli du devoir. Que Grâce, tout en aimant encore Poinsett, n’éprouve plus pour lui cette confiance sans laquelle il n’est point d’intimité parfaite, que le grand capitaliste soit flétri dans le procès comme il mérite de l’être, que l’aventurière rentre en suppliante, en repentie, au foyer conjugal, le livre n’aura rien perdu de son originalité, et la morale y gagnera. Jusqu’ici on avait pu laisser Bret Harte libre de raconter sans rien prouver ; ses esquisses n’étaient que le reflet rapide, hardi et vivement coloré d’un fait, d’un caractère, d’un paysage ; mais cette fois, à tort ou à raison, il aborde le roman. Il y a entre ses œuvres d’autrefois et celle qu’il publie aujourd’hui la même différence qui existe en peinture entre une étude d’après nature et un tableau proprement dit : il suffit pour la première d’être une copie fidèle et vivante de la nature ; le second a besoin du divin rayon de l’idéal. Que Bret Harte s’en tienne aux croquis, — il y est passé maître, — ou bien qu’il prenne la peine de composer et d’ennoblir ses tableaux.


TH. BENTZON.