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autre, sans tenir compte du suffrage populaire ? On avait, sous des prétextes futiles, annulé les votes émis dans l’élection présidentielle par l’Alabama, l’Arkansas et la Géorgie : à présent on prêtait main-forte à l’annulation arbitraire des élections intérieures de la Louisiane ; où s’arrêterait-on dans cette voie ? N’était-ce pas substituer le régime du sabre à celui du vote, et détrôner la seule souveraineté que les citoyens américains eussent appris à reconnaître, la libre expression de la volonté du peuple ?

L’impression produite par les événemens de la Louisiane n’était point encore affaiblie, que d’autres incidens venaient émouvoir l’opinion publique. Pendant la première présidence du général Grant, les hommes dirigeans du parti républicain avaient fait valoir que le plus sûr moyen de prévenir toute tentative de séparation, et de rendre indissoluble le lien fédéral, était de rattacher la vallée du Mississipi aux états anciens par un réseau de voies ferrées qui se prolongeraient jusqu’à l’Océan-Pacifique, à travers tout le continent américain. Sous l’empire de cette idée, et contrairement à la doctrine qui avait prévalu jusqu’alors, et qui considérait la concession des chemins de fer comme étant du domaine des législatures particulières, le congrès avait décidé la création de plusieurs lignes de chemins de fer d’une immense étendue, en affectant à ces entreprises des concessions de terres publiques d’une superficie de plusieurs millions d’acres, et des subventions en argent qui s’élevaient à près de 200 millions de dollars. On décida, en même temps, la création de ports sur le Mississipi, l’amélioration, aux frais du trésor fédéral, de la navigation de ce grand fleuve et de ses principaux affluens. Ces libéralités étaient d’autant plus faciles à faire voter que la fabrication des green-backs, c’est-à-dire du papier-monnaie, continuait sans interruption. Ce fut l’occasion d’une curée sans bornes comme sans exemple. Les promoteurs de ces projets se partagèrent l’argent des subventions et vendirent à vil prix les titres qui représentaient les concessions en terres publiques ; les entrepreneurs se firent leur part en attribuant des prix exagérés à leurs travaux et à leurs fournitures ; les obligations et les actions des nouveaux chemins de fer, après avoir donné lieu à un agiotage effréné, subirent une énorme dépréciation : capital et subventions furent absorbés avant qu’on eût mis sérieusement la main à l’œuvre, et les porteurs de titres se trouvèrent en face de la ruine. De là, des procès de toute nature qui, dans l’affaire du Central-Pacific-Rail-road, aboutirent à un arrêt de la cour suprême, flétrissant pour les promoteurs de cette entreprise. Des récriminations échangées entre les plaideurs, des correspondances produites, et des témoignages recueillis, il ressortit que des sommes énormes avaient été