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LES AVENTURES
D’UN
PIONNIER AMÉRICAIN

Gabriel Conroy, par M. Bret Harte, 2 vol. ; New-York 1876.

I.

La neige partout, aussi loin que l’œil peut atteindre du haut de la plus haute cime blanchie ; elle remplit les ravins et les gorges, elle suspend son manteau, pareil à un suaire, aux murailles escarpées des cañons, elle cache la base des pins gigantesques, ensevelit complétement les arbustes, prête une bordure de porcelaine aux lacs glacés et se déroule en vagues immobiles, éblouissantes, jusqu’à l’extrême limite de l’horizon lointain. La neige couvrait toutes les sierras californiennes, le 15 mars 1848, et continuait de tomber impitoyablement. Il neigeait depuis dix jours, tantôt par rafales furieuses, tantôt avec une tenace et régulière lenteur, mais toujours silencieusement. La neige avait si bien pénétré, rempli, maîtrisé toute la nature, ses moelleux coussins étouffaient si complétement l’écho des bois et des rochers, que tous les sons paraissaient morts. La plus forte bourrasque n’éveillait pas une plainte dans la forêt rigide ; ni branche, ni buisson ne craquait en cédant au poids qui les faisait plier. Le silence était absolu dans l’immensité morne. Aucun signe de vie, aucun mouvement ne venait changer non plus les lignes fixes du paysage pétrifié : plus de jeux de lumière ou d’ombre, rien que les ténèbres croissantes de la tempête ou de la nuit. Jamais un oiseau n’effleurait de son aile la