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la valeur, qui est toujours, d’après lui, en raison du travail. Il a sans doute rendu la théorie de Smith et de Ricardo beaucoup plus plausible en disant : la valeur d’un objet dépend de la quantité de travail « socialement nécessaire » pour le produire. Ainsi une chaise vous a coûté trois jours de travail, mais en moyenne on peut la faire en deux jours : elle ne vaudra que l’équivalent du salaire de deux jours. Même ainsi amendée, la notion est fausse. Qu’on nous permette d’insister sur ce point, il est essentiel. On voudra bien s’armer d’un peu de patience pour suivre ces discussions parfois assez arides, quand on songera qu’il s’agit des bases mêmes de l’ordre social et de questions ardemment débattues dans tous les rangs du peuple et dans les ateliers des deux mondes. La théorie de la valeur est d’ailleurs fondamentale. Voici des faits qui prouvent que la valeur n’est pas en proportion du travail. En un jour de chasse, j’abats un chevreuil et vous un lièvre. Ils sont le produit des mêmes efforts pendant le même temps ; auront-ils même valeur ? Non ; le chevreuil me nourrit pendant cinq jours, le lièvre pendant un ; la valeur de l’un sera cinq fois plus grande que celle de l’autre. Le vin du Château-Lafitte vaut 15 francs la bouteille, et celui du coteau voisin 1 franc, et cependant le premier n’a pas exigé deux fois plus de travail que l’autre. Le blé récolté sur une terre fertile a plus de valeur que celui qui vient d’une terre ingrate, et cependant il a coûté « socialement, » c’est-à-dire régulièrement et toujours, moins de travail. Le beurre se vend 4 francs le kilogramme, et pourtant il est le produit presque spontané des herbages où la vache se nourrit. Sans doute le travail est un élément nécessaire de la valeur, mais partout où la rareté, le monopole naturel ou social intervient, — et où n’agit-il pas ? — il n’en est pas le seul.

En réalité, la valeur vient de l’utilité ; nous estimons les choses d’après les avantages qu’elles nous procurent : un individu inutile ou nuisible est un vaurien. Valeur est synonyme de courage, parce qu’il y eut un temps où les hommes valaient en raison de leur bravoure. A l’utilité il faut ajouter, comme condition de valeur, la rareté. Le blé est très utile, mais il n’a pas grande valeur parce qu’il est très abondant. Toutefois, si l’on y regarde de près, on voit que la rareté n’est qu’une forme de l’utilité. Plus un objet est rare, s’il m’est nécessaire, plus sa possession me sera utile. Si au contraire je le remplace sans peine parce qu’il se trouve partout, l’utilité de l’avoir sera minime ; elle sera égale à la peine que j’aurais du prendre pour m’en procurer un pareil. L’eau, dit-on, est de la plus grande utilité, et cependant elle n’a pas de valeur ; donc ce n’est pas l’utilité qui fait la valeur. Cette objection, toujours répétée, repose sur