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tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en éloigner. » On le voit, Marx se fait ici l’organe de ces doctrines matérialistes si répandues aujourd’hui, qui suppriment la liberté et la responsabilité des individus et des sociétés. Tous les événemens, tous les actes individuels, ne sont que le « processus » de forces fatales. L’influence que l’écrivain peut espérer exercer est dès lors très modeste, car « lors même qu’une société est arrivée à découvrir la voie de la loi naturelle qui préside à son mouvement, elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par décrets les phases de son développement naturel ; elle peut seulement abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement. » Quoiqu’il y ait bien des réserves à faire au sujet de ce fatalisme, qui n’est même pas logique jusqu’au bout, il donne cependant un avertissement très sensé à ces utopistes révolutionnaires et enthousiastes qui, comme ceux du XVIIIe siècle, espèrent qu’il suffirait de quelques lois pour supprimer tous les maux dont souffre la société et d’un bon décret pour faire régner l’âge d’or sur la terre.

Nous exposerons d’abord les idées développées dans ce livre étrange, das Kapital, sans essayer de les réfuter ; c’est seulement quand on aura saisi la théorie dans son ensemble qu’on pourra comprendre les sophismes sur lesquels elle repose. Marx fonde son système sur des principes formulés par les économistes de la plus grande autorité, Adam Smith, Ricardo, de Tracy, Bastiat et la légion de leurs adhérens. Comme on le sait, par réaction contre les physiocrates, qui font dériver toute richesse de la nature, Smith prétend que la source unique de la valeur est le travail. Il veut même faire du travail la commune mesure des valeurs. « Le seul travail, dit-il, est la mesure réelle à l’aide de laquelle la valeur de toutes les marchandises peut toujours s’estimer et se comparer. Des quantités de travail doivent nécessairement, dans tous les temps et dans tous les lieux, être d’une valeur égale pour celui qui travaille. » C’est exactement l’idée de Bastiat quand il affirme que dans la société on échange toujours service contre service. Presque tous les économistes et M. Thiers, qui se fait en ce point l’organe de l’opinion aujourd’hui généralement reçue, soutiennent que l’origine légitime de la propriété est le travail. Si l’on admet ces prémisses, Marx prouvera, avec une logique irréfutable, que le capital est le produit de la spoliation. En effet, si toute valeur vient uniquement du travail, la richesse produite doit appartenir entièrement aux travailleurs, et si le travail est la seule source légitime de la propriété, les ouvriers doivent être seuls propriétaires. Marx expose ce raisonnement d’une façon scientifique très spécieuse, quoique d’après moi absolument fausse. Comme Proudhon, il échafaude ses déductions