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de se compromettre avec les lois, l’une de ses plus fructueuses industries, qui échappait à la justice, était l’exploitation des indemnités vice-royales. L’habileté consistait à attirer le vice-roi dans le piège d’une concession, d’une commande de fourniture, et de lui réclamer ensuite la plus grosse somme possible en compensation d’un préjudice imaginaire. Cette spéculation était fort en honneur au temps de Mohammed-Saïd-Pacha, dont la libéralité dédaigneuse se laissait volontairement tromper. On l’a fort pratiquée sous le gouvernement d’Ismaïl, moins facile à exploiter, et ce subterfuge est aujourd’hui à peu près éventé. Il y a donc résisté, et pourtant telles ont été les rusés de ces coureurs de fortune, qui, chassés du palais par la porte, y rentrent par la fenêtre, que, d’après les déclarations mêmes du ministre des affaires étrangères de son altesse, le gouvernement égyptien avait du payer dans les quatre années précédentes une succession d’indemnités montant ensemble à 72 millions.

Cette peinture exacte d’une partie de la colonie étrangère en Égypte contraste avec le tableau des négocians qui y font réelle, ment le commerce, des banquiers qui y font la banque, des industriels qui ne sont pas des chevaliers d’industrie. Il y en a sans doute, mais les fortunes dans ce pays ont été si rapides, le taux de l’intérêt si élevé, l’absence de tout contrôle si complète et les administrateurs des deniers de l’état si nonchalans, que l’opinion publique, à tort ou à raison, a toujours attaché un certain discrédit à des opérations financières et commerciales dont le succès lui a paru trop prompt et trop brillant. Qu’on juge si dans une telle société l’administration de la justice pouvait rester à l’état de sinécure ! Jamais pourtant, dans aucun pays, elle n’avait été plus désarmée.

On sait qu’en vertu des traités appelés « capitulations, » les sujets français, dès le temps de François Ier ont obtenu dans les échelles du Levant le privilège d’être jugés d’après leurs lois, par leurs consuls. Ces traités avaient été signés dans un dessein politique : il s’agissait d’un échange de bons procédés constatant le rapprochement des deux puissances qui, seules, contenaient la maison d’Autriche, alors prépondérante. Ces deux puissances étaient la France et la Turquie. Le nombre des résidens dans les comptoirs du Levant soumis au sultan était alors très faible : c’étaient des agens de compagnies marseillaises, parqués avec leurs familles sur des terrains enclos de murs, espèces de factoreries semblables à celles de la Chine ou du Japon. Ces résidens n’étaient que tolérés au sein d’une société hostile ; ils n’y pouvaient avoir aucune influence, Le privilège d’y vivre sous les lois de leur pays était sans intérêt pour