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égyptien » eut son plein et entier effet. On déclara que la corvée égyptienne était incompatible avec ce bonheur, et la Porte fit savoir qu’elle ne pouvait autoriser une pratique si contraire aux droits de l’homme et du citoyen. C’était un beau thème pour des avocats. En Égypte, on savait d’avance qu’on pouvait compter sur leur amplification et leur faconde. Il se pouvait bien qu’ils n’eussent pas la moindre notion des mœurs de l’Égypte et de la condition des Égyptiens ; mais à coup sûr on les savait ferrés sur les principes de 89, cela suffisait pour qu’on obtînt leur concours et qu’ils méritassent d’opulens honoraires. On savait aussi qu’en France on se paie volontiers d’idées creuses et de mots sonores. On se préparait à profiter de ce faible.

Nous vîmes donc un jour arriver à Paris un délégué du gouvernement vice-royal, diplomate intelligent, habile à exploiter les faiblesses humaines. Il proposait la réduction des contingens de corvée à 6,000 hommes. On aurait pu lui objecter qu’il faisait bon marché de son principe. La corvée était-elle haïssable, il fallait l’abolir, et le nombre en ce cas « ne faisait rien à l’affaire ; » mais ses larmes et ses procédés de séduction furent si étourdissans qu’il ne laissa pas le temps de la réflexion. L’intérêt et le bonheur du peuple furent ses principales cordes, mais il en fit résonner bien d’autres. Il s’insinua dans la presse, il y fit des prosélytes, et bientôt nous assistâmes à un étrange spectacle. Il y eut en France, au détriment d’intérêts français, un patriotisme égyptien, un libéralisme égyptien et des influences égyptiennes. Nous eûmes : consultations pour le vice-roi, procès pour le vice-roi, émeute de journaux pour la même cause, lesquels ne prirent pas toujours la peine de préparer leur évolution, soulèvement de diplomates qui payèrent même de leur position ce zèle extraordinaire.

Quel était le secret de cette affaire ? Pourquoi tant de bruit et tant de dépenses ? La vérité peut se résumer en quelques mots : les Anglais voulaient la ruine de l’entreprise, le sultan voulait satisfaire les Anglais ; le vice-roi voulait se réserver les bras de ses sujets pour la culture de ses immenses domaines. La justice française voyait bien les fils de la comédie, mais pouvait-elle se prononcer en faveur du travail obligatoire ? Pouvait-elle refuser à un prince les moyens d’alléger les prétendues souffrances de son peuple ? Elle rendit un verdict en sa faveur, et le complot était sur le point de réussir, quand M. de Lesseps prit la résolution hardie de refuser nettement les hommes de corvée et de les remplacer par le travail mécanique. Il réclamait une indemnité ! et comment la lui refuser ? Le gouvernement français appuyait cette juste demande. Ce fut un coup de théâtre. L’intrigue, habilement ourdie, fut déjouée, et le