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réservée comme une simple formalité. On s’en servit comme d’un moyen de ruiner l’entreprise. Le gouvernement égyptien méditait-il réellement d’en arriver à cette extrémité ? C’eût été de sa part une grande maladresse, car il y eût perdu beaucoup d’argent et beaucoup de renommée ; mais ce but était certainement celui de l’Angleterre, à laquelle il ne faut plus rien reprocher, puisqu’elle a reconnu son tort.

On avait adopté la combinaison suivante. On croyait alors qu’il était impossible d’accomplir en Égypte un travail considérable, surtout un travail de terrassement, autrement qu’à force de bras. C’était la tradition justifiée par l’histoire, depuis la plus haute antiquité jusqu’au règne de Méhémet-Ali, qui fit creuser le canal Mamoudieh par les fellahs. Les moyens mécaniques inventés par nos ingénieurs semblaient inapplicables dans un pays séparé de l’Europe par toute l’étendue de la Méditerranée et privée de ce genre d’industrie. Avant la création de la marine à vapeur, les communications avec l’Égypte étaient lentes et de longue durée. Le transport de machines industrielles était très difficile et très coûteux. Il avait donc été convenu que le canal serait creusé de mains d’hommes, et Mohammed-Saïd avait promis de consacrer à ce travail de quinze à vingt mille fellahs qui se succéderaient de mois en mois et que la compagnie du canal rétribuerait à raison de un franc par jour. Un grand fossé à creuser de Port-Saïd à Suez, sans écluses, sans aucun travail d’art, n’était pas une œuvre au-dessus de l’intelligence ou des forces des Égyptiens. Mohammed-Saïd avait réduit son armée, et il dirigeait ses recrues sur les chantiers du canal. On ne consultait pas leur goût ; mais si leurs préférences avaient été demandées, on peut affirmer avec certitude qu’entre la pioche et le fusil, entre l’école gratuite du peloton et le service rétribué de la compagnie, ils auraient opté pour la compagnie et pour la pioche. Aussi Mohammed-Saïd n’avait pas hésité à tenir ses engagemens en fournissant aux ateliers du canal les contingens nécessaires. Il n’avait pas attendu l’assentiment que la Porte tardait à donner. Il avait le mérite de garder le sentiment de son illustre origine. Fils de Méhémet-Ali, frère d’Ibrahim-Pacha, il avait le respect de cette parenté glorieuse. Il croyait témoigner ce respect en conservant intact ce que les traités de 1841 lui avaient laissé d’indépendance. L’autorisation du sultan tardant à venir, il s’était arrangé, non pour s’en passer, mais pour l’attendre sans inconvénient en laissant les travaux suivre leur cours.

Mais l’adversaire avait calculé qu’il suffirait probablement de priver la compagnie des ouvriers indigènes pour l’empêcher d’accomplir son œuvre. C’est ici que la théorie du « bonheur du peuple