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remuante et agressive, combien prête à se jeter sur la Belgique, sur le Rhin, sur tout ce qu’elle pourrait prendre sans trop d’effort. Pour la Russie, elle deviendra, avec le temps un empire presque aussi grand que l’empire romain. Elle sera maîtresse, quand elle voudra, de toute l’Asie, sauf l’Inde britannique ; quand des arrangemens éclairés lui donneront un revenu proportionnel à son territoire, quand les chemins de fer abrégeront les distances, elle aura à sa disposition un nombre d’hommes énorme, des moyens pécuniaires gigantesques. Bien que je condamne tout l’ensemble de la conduite de l’Autriche et de la Prusse vis-à-vis des duchés, j’avoue que j’aimerais mieux les voir incorporés à la Prusse que devenir un astéroïde nouveau dans le système européen. »

Le vœu de Palmerston fut accompli : il n’assista pas toutefois à la suite du drame commencé dans les duchés, et ne fut pas témoin des événemens qui transformèrent l’Allemagne. Ces astéroïdes dont il ne parlait qu’avec dédain furent entraînés de gré ou de force dans l’attraction de la grande puissance, destinée dans ses vœux à arrêter l’ambition russe et l’ambition française. Cette Autriche contre laquelle il avait tant lutté, qu’il avait poursuivie de ses sarcasmes, qui était à ses yeux une sorte de grande Babylone politique, fut violemment expulsée de la confédération germanique, et ses malheurs dépassèrent les espérances les plus audacieuses de ses ennemis. Il ne fut pas donné à Palmerston d’assister au châtiment de l’ambition impériale ; il ne vit pas revenir en Angleterre son « fidèle allié » sans couronne et sans épée.

Si la mode était encore aux « dialogues des morts, » quelle rencontre on pourrait imaginer entre les ombres de ces deux hommes qui avaient ensemble tenu dans leurs mains les destinées du monde ! Il ne serait que trop facile à Palmerston d’accuser Napoléon III, il lui reprocherait de n’avoir pas su tirer un parti durable de l’alliance anglaise, de l’avoir sacrifiée à des chimères, d’avoir lâché la proie pour l’ombre, d’avoir trop compté sur la Russie, sur l’Autriche, d’avoir secrètement trafiqué de la Belgique, d’avoir préparé des changemens que l’Angleterre ne pouvait subir sans déshonneur et auxquels elle ne pouvait s’opposer sans engager une lutte désespérée. Napoléon pourrait lui répondre qu’il avait tout donné à l’alliance anglaise et qu’il, en avait reçu peu de chose, qu’il avait abaissé sans profit pour la France l’ambition de l’empereur Nicolas, mais que, dès le lendemain de la guerre de Crimée, il avait senti partout la résistance invincible de l’Angleterre, que Palmerston avait tout fait pour lui dérober la reconnaissance de l’Italie, que s’il n’avait pu empêcher l’annexion de la Savoie, il avait tendu autour des frontières septentrionales de la France des toiles que la diplomatie française n’avait jamais pu percer, qu’il avait refait contre la France une