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l’Europe orientale appartient encore, et pour longtemps peut-être, aux vicissitudes de la fortune et des guerres. Dans la partie occidentale de l’Europe, les nations ont atteint la plénitude de leur développement ; leur génie, libre d’entraves étrangères, s’est épanoui dans l’art, dans la littérature, dans la science ; elles ont surtout délimité nettement leur aire géographique et leur domaine politique. La nature les a aidées en plus d’un endroit en posant d’avance pour ainsi dire les bornes où les états doivent commencer ; les Pyrénées forment une clôture à l’Espagne et les Alpes à l’Italie. La mer enlève à l’Angleterre toute contestation de frontière. Quant à la France, sa frontière ne peut subir de fluctuation qu’au nord et à l’est ; encore ne s’agit-il à l’est que d’une étendue de territoire relativement peu considérable, de la ligne des Vosges ou de la ligne du Rhin. Dans l’Europe orientale, nous ne voyons rien de semblable ; nous ne trouvons ni frontières naturelles ni frontières historiques. Dire que cet état de choses durera, c’est dire que la région française pouvait rester dans l’état de division et d’enchevêtrement où elle était par exemple sous Louis XI.

Depuis longtemps déjà, l’Europe est sceptique à l’endroit de l’avenir de la Turquie ; mais à côté de la Turquie l’Autriche elle-même n’est en un sens qu’une expression géographique. Ses assises mouvantes reposent, comme celles de la Turquie, sur des races longtemps serves, qui ne veulent plus de la servitude et qui se préparent lentement à conquérir leur liberté. Une frontière politique ; qui sépare en apparence des sujets turcs et des sujets autrichiens, n’empêche pas ces races, comme une famille esclave vendue entre plusieurs maîtres, de n’avoir qu’un cœur et qu’une espérance. De là ces ébranlemens qui se propagent d’un état à l’autre. C’est à la Hongrie, maîtresse aujourd’hui des destinées de l’empire austro-hongrois, que nous pensons en constatant cette solidarité d’espérances ; aussi la Hongrie est-elle indirectement intéressée au maintien de l’empire ottoman. La Hongrie est comme l’homme dont la maison peu sûre s’adosserait à une maison moins solide encore : il s’inquiète peu du sort du voisin, car ils ont eu jadis mainte querelle ; il ne s’attache qu’à la solidarité de leur mur mitoyen. Si la maison voisine croule, la sienne risque de ne plus tenir,… voilà pourquoi la Hongrie était si émue de la guerre serbo-turque.

C’est en étudiant l’histoire des nations dont l’union ou, pour être plus vrai, la désunion forme le royaume de Hongrie, qu’on se rendra un compte exact des contre-coups de la question d’Orient et des grandes crises qu’elle peut non pas créer, mais précipiter. Une des questions les plus importantes de cette étude est la présence en Hongrie, le long même de sa frontière méridionale, d’une population serbe ardente, belliqueuse, ayant conscience de sa nationalité,