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que nous présente le ministère, ajouta l’illustre orateur, n’est pas seulement inadmissible comme étrangère à ce bill ; fût-elle placée en des conditions régulières, elle est trop générale et trop vague. Dans toutes les circonstances analogues, on a toujours indiqué avec précision le rang qu’il s’agissait de fixer. Prenez garde ; on vous propose d’autoriser la reine à donner au prince après elle le rang qu’elle aura choisi elle-même, le rang qui lui paraîtra le plus convenable et le plus digne ! Mais ce ne peut être là une prérogative de la reine, c’est un droit qui appartient au parlement. La reine demande tel ou tel rang pour le prince, le parlement accorde ou refuse, voilà le droit… Et puis, savez-vous quelles conséquences peuvent entraîner ces paroles : « le prince, pendant toute la durée de sa vie, occupera après sa majesté le rang que sa majesté jugera convenable ? » Supposez, — Dieu éloigne un tel malheur ! — supposez que sa majesté ait payé sa dette à la nature avant qu’un rejeton soit né du mariage qui se prépare ; nous aurions alors un roi et un prince de Galles[1], et le prince Albert se trouverait désormais dans cette situation tout à fait anormale : prince étranger naturalisé Anglais, mari d’une reine décédée, il aurait un rang plus élevé que le prince de Galles ! »

Le vice de forme signalé par le duc de Wellington, les objections présentées par lord Brougham ne permettaient pas au ministère de compter sur une victoire. Lord Melbourne reconnut que le bill portait un titre insuffisant et s’empressa de le retirer ; il ne tenait pas seulement à réparer l’erreur, son désir était d’écarter l’objection de lord Brougham par une rédaction plus acceptable. Dans l’intervalle, Stockmar courut chez lord Melbourne et le supplia de laisser tomber la question de préséance. L’entretien est curieux ; ce n’est pas assez de le résumer, il faut le traduire : « Je le trouvai perplexe, irrésolu. — Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, retirez ce bill de préséance et ne vous faites pas battre une seconde fois, cela produirait le plus fâcheux effet. — Je le crois bien, répondit-il, mais la reine attache à ce bill la plus grande importance. — Soyez donc ferme, lui dis-je, montrez à la reine tous les inconvéniens d’une seconde défaite. » Il riposta encore : « Fort bien, mais qu’arrivera-t-il ? — Il arrivera, lui dis-je, que vous réglerez la question de rang par un

  1. Le roi, d’après cette supposition de lord Brougham, c’eût été le roi de Hanovre, frère puîné du duc de Kent, l’aîné des oncles survivans de la reine Victoria, et le prince de Galles, c’eût été son fils, le prince George, qui avait près de vingt et un ans à cette date. Le prince George était né le 27 mai 1819, la même année et le même mois que la reine Victoria. C’est celui même qui, en 1851, a succédé comme roi de Hanovre à son père Ernest-Auguste, et qui a été dépossédé de son royaume par la Prusse après la guerre de 1866.