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aisées à indiquer dans le bien-être, dans le goût pour l’instruction et les efforts pour la répandre. Si les progrès n’ont pas été plus rapides, cela tient en partie à l’énormité de la masse populaire à pénétrer, et au manque de classe intermédiaire pour aider à en atteindre le fond. Les portraits ou caricatures que l’on fait du moujik affranchi, au dedans ou au dehors de la Russie, ne peuvent faire mal augurer de son avenir. Aucun peuple de l’Europe n’a encore à cet égard le droit d’être bien fier et de dédaigner autrui. Que l’on se rappelle ce qu’était sous notre ancienne monarchie le paysan français, cet animal à deux pieds et à face humaine de La Bruyère, tel que le laisse voir Fléchier dans ses Grands jours d’Auvergne, tel que le montre l’Anglais Young à la veille même de la révolution. Il n’y a certes pas là de quoi faire honte au moujik, ou de quoi faire désespérer de la civilisation russe. Je connais des pays en Orient, l’Égypte par exemple, où l’homme des champs, le fellah, tout libre qu’il soit nominalement, m’a paru si abaissé par une oppression séculaire, qu’en le voyant je me demandais malgré moi s’il lui restait encore la force de jamais se relever. En Russie, le paysan n’éveille jamais de telles pensées.

Parmi tous les défauts qu’on peut d’ordinaire reprocher aux affranchis, il en est un auquel le serf libéré semble avoir entièrement échappé, c’est l’irritation ou la rancune vis-à-vis de son ancien maître. Il est curieux de voir combien en Russie les rapports des deux classes, jadis liées l’une à l’autre par un lien si blessant, sont demeurés empreints d’une naturelle cordialité. Cette disposition, qui fait honneur à la fois au paysan et au propriétaire, se manifeste partout, dans la vie publique comme dans la vie privée.. Aux assemblées provinciales, où les deux ordres ont été par le réformateur placés côte à côte, les paysans, loin d’entrer en lutte avec leurs anciens seigneurs, en suivent d’ordinaire docilement l’inspiration ; souvent même c’est parmi les propriétaires nobles qu’ils choisissent les représentans que leur accorde la loi. L’esprit sage et conservateur du paysan se montre ainsi clairement, et de ce côté toute spéculation sur les rancunes serviles et les luttes de classe serait au moins prématurée. Pour peu que l’ancien seigneur ne soit pas un oppresseur, le moujik l’appelle toujours son bon maître, son bon barine ; s’il n’a plus comme jadis besoin de s’humilier devant le maître dont il implore une grâce, de se prosterner à ses pieds en frappant la terre du front, le moujik n’a généralement pas renoncé à saluer le propriétaire de ces grandes inclinaisons de corps dont il use à l’église devant les saintes images. J’ai eu l’occasion d’assister dans un gouvernement du sud à des conférences entre des paysans et un propriétaire dont j’étais l’hôte. Une douzaine de moujiks, délégués selon la coutume par leur commune, étaient venus