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et la servitude moderne. Pour le paysan des steppes comme pour l’ouvrier de nos grandes villes industrielles, la vraie liberté, c’est la libre jouissance de la vie, c’est la richesse ; l’esclavage dont on rêve l’affranchissement, c’est le travail, le lourd et ingrat travail des mains, le labeur journalier de l’ouvrier. Dans les colonies tropicales, c’est à peu près ainsi que le nègre affranchi entend la servitude et la liberté, tant sous toutes les latitudes et chez toutes les races se ressemblent les chimères des songes populaires.

Dans tout rapprochement de ce genre le paysan russe a cependant un grand avantage ; si, comme le prolétaire d’Occident, le serf russe a eu ses illusions et ses rêves, il n’a guère encore de théories et de fausse science ; s’il trouve lourd le joug du travail, il le supporte encore patiemment et n’est point en révolte ouverte contre lui ; Chez le moujik à peine affranchi, les conceptions erronées de la liberté se pourront corriger par l’usage de la liberté ; puis, grâce aux précautions de l’émancipation, le paysan russe n’est point un prolétaire : ses rêvés même de propriété et de bien-être seront en partie réalisés. Aujourd’hui, et tant que durera l’opération du rachat, il sent tout le poids de sa nouvelle situation, mais quand le demi-siècle d’annuités sera écoulé, quand la terre qu’il a du payer de ses sueurs sera devenue sienne, il pourra enfin comprendre les bienfaits de l’émancipation, et un jour, à l’inverse de leurs pères, les fils oseront se dire et se sentir libres.


IV

Ce n’est pas seulement dans les cabanes, du moujik que l’émancipation a paru donner moins qu’elle n’avait promis. Cette révolution qui, aux yeux des hommes d’état, pouvait mettre en péril tout l’ordre social, s’est accomplie pacifiquement, sans désordre ni trouble ; cette grande opération du rachat, qui, aux yeux des financiers, pouvait conduire à la banqueroute un état déjà obéré, s’est effectuée sans faillite au milieu des progrès manifestes de la fortune publique. L’émancipation a été un grand succès, et, pour beaucoup de ceux qui y ont travaillé, elle a été une déception. En dépit de nombreuses souffrances privées, l’émancipation a réussi comme ont réussi dans l’histoire peu de grandes entreprises, et, l’œuvre achevée, les obstacles franchis, l’impression la plus générale est une sorte de désenchantement. Aux deux extrémités du monde civilisé, en Russie et aux États-Unis d’Amérique, s’est accomplie presqu’au même moment, mais avec des moyens bien divers, une œuvre analogue. En Amérique, l’émancipation des esclaves, achetée au prix d’une guerre meurtrière et conduite par la violence, sans pouvoir médiateur, a fini par mettre l’ancien maître blanc aux pieds de