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réclamations des propriétaires, modifié à leur profit les clauses de rachat, mais en cherchant à être plus équitable pour les anciens seigneurs, on a peut-être parfois cessé de l’être pour les serfs.

Là où les conditions du rachat leur étaient le plus favorables, les paysans n’ont pas toujours su profiter des avantages que leur offrait le règlement légal. Ils montraient souvent pour l’opération à laquelle on les voulait amener une répugnance qu’expliquaient seuls leurs préjugés et leurs défiances. Comment, disaient-ils, racheter la terre qui nous appartient ? Beaucoup voyaient là un piège et s’imaginaient que la terre devant leur être un jour concédée gratuitement, le seigneur seul avait avantage à faire procéder au rachat. Au village de K…, dans un des plus riches gouvernemens du tchernozem, un grand propriétaire, homme droit et libéral, avait voulu faire comprendre à ses paysans qu’il était de leur intérêt de racheter le maximum des terres que leur concédait le règlement local. Ses propositions ne firent qu’éveiller la méfiance, et après de longues discussions elles furent repoussées par la commune. C’est par commune en effet, et par engagement solidaire de tous les paysans, que s’opère d’ordinaire le rachat. Dans l’assemblée communale du village en question, les paysans qui, suivant l’avis du propriétaire, opinaient, pour le maximum légal, étaient traités par les autres de partisans du seigneur. On leur prenait la barbe et on leur disait : « Vous n’êtes que des serfs, vous êtes les gens du barine (maître), vous ne savez pas ce qu’est la liberté. » Ceux qui tenaient ce langage entendaient que la terre allait leur venir d’elle-même, avec le titre d’homme libre. Nombre de communes ont, dans des conditions analogues, agi de même. De tels faits montrent que le législateur avait ses raisons en imposant aux paysans un minimum de terres à racheter. S’ils n’avaient pu être contraints par les propriétaires, les moujiks, attendant toujours la propriété gratuite, se fussent souvent refusés à tout accord. Dans le village de K…, que je citais tout à l’heure en exemple, les paysans n’ont ainsi que deux ou trois dessiatines par âme, tandis qu’en acceptant le maximum réglementaire ils auraient eu plus du double. Les terres qu’ils n’ont pas voulu lui racheter, les moujiks de K… les tiennent en location de leur ancien seigneur à un taux légèrement inférieur au taux des annuités de rachat. En payant quelques roubles de plus par dessiatine durant les quarante-neuf années fixées pour le remboursement des avances de l’état, ils seraient devenus propriétaires au lieu de rester locataires. C’est là un point que tous les paysans n’ont pas compris, ou un courage qu’ils n’ont pas toujours eu, remplis comme ils l’étaient de chimériques espérances, et plus attentifs aux charges du présent qu’aux avantages de l’avenir. D’après la loi d’émancipation, le propriétaire, au lieu de vendre aux paysans les lots fixés