Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

définitivement libéré et l’immense opération définitivement close. C’est alors seulement, dans le cours du XXe siècle, que le paysan, affranchi des redevances temporaires envers son propriétaire ou envers l’état, sera devenu libre propriétaire de la terre qui lui aura été concédée et pourra sentir tous les bienfaits de l’émancipation.

L’affranchissement des serfs, grâce au rachat des terres, aboutit ainsi à une vaste opération de crédit qui, entreprise au lendemain de la guerre de Crimée, ne manquait pas de hardiesse. Le gouvernement russe ne pouvait verser en espèces aux propriétaires le montant de la dette qu’il se chargeait d’acquitter vis-à-vis d’eux au nom du paysan, il ne pouvait leur remettre que du papier garanti par les versemens annuels des anciens serfs. On créa pour ces besoins des certificats de rachat rapportant 5 pour 100, nominatifs, assujétis, pour prévenir l’encombrement du marché, à de difficiles formalités de transfert, et successivement convertis par tirage en billets de banque ou obligations au porteur rapportant également 5 pour 100 et amortissables dans le délai de trente-sept ans. Je ne puis entrer ici dans le détail de cette vaste et complexe opération, accomplie à la faveur, mais aussi avec tous les risques du cours forcé[1]. Le principal besoin des propriétaires fonciers, subitement privés de leur capital humain, était de retrouver un capital argent. Pour eux, il eût fallu que l’indemnité de rachat fût immédiatement réalisable, et le papier donné par le gouvernement ne l’était pas ou ne l’était qu’à des conditions onéreuses. Les détenteurs des obligations de rachat ayant presque tous à la fois besoin d’argent, l’offre des titres en amenait une dépréciation à laquelle les mesures plus ou moins bien combinées du gouvernement ne pouvaient qu’imparfaitement remédier. Là est un des principaux motifs des embarras, des souffrances même apportées à nombre de propriétaires par l’émancipation. Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas qu’une telle transformation ait amené une crise foncière et économique, c’est qu’avec des finances déjà embarrassées la Russie soit sortie de cette crise si promptement et sans s’en ressentir davantage.

La façon dont la France a traversé les désastres de 1870, de 1871, dont elle a fait face à sa rançon de 5 milliards et à ses propres dépenses, ajustement émerveillé le monde. La manière dont la Russie, avec ses ressources économiques inférieures, avec son crédit encore peu développé, a traversé les difficultés de l’émancipation est moins brillante, moins frappante aux yeux ; pour l’esprit, elle n’est guère moins admirable. Les avances du gouvernement pour les prêts de rachat se montent à près de 700 millions de

  1. Voyez à ce sujet M. Golobatchef, Deciat lêt reform, première partie, et dans la Revue les savantes études de M. Wolowski au moment où parut l’acte d’émancipation.