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modèle en Europe ; pour ne parler que des états voisins, la Prusse et l’Autriche avaient dans ce siècle même, à différens intervalles, accompli sur une échelle plus modeste une tâche analogue. L’émancipation, telle qu’elle avait été conduite en Prusse après Iéna, sous l’influence du baron de Stein, offrait à la Russie des leçons dont elle a heureusement profité, sans copier personne[1]. Nulle part en Europe le servage n’a été abrogé dans des conditions aussi favorables aux anciens serfs. Au lieu de se contenter de leur donner la liberté personnelle, la liberté nue pour ainsi dire, la Russie a doté les paysans de terres ; elle ne s’est pas, comme la Prusse de 1809 ou de 1848, arrêtée à mi-chemin, laissant les paysans émancipés sous le patronat et la tutelle de leurs anciens seigneurs, dans une sorte de servage administratif. La Russie s’est du premier coup décidée à constituer ses serfs en communes indépendantes de leurs maîtres de la veille. Tandis que le Bauer de la Prusse orientale est au moins jusqu’aux réformes de 1872 demeuré sujet et vassal de la Ritterschaft, le moujik russe, grâce à la propriété du sol et grâce à l’autonomie de sa commune, a été émancipé à la fois économiquement et administrativement.

Le grand résultat du système d’émancipation adopté en Russie, c’est d’avoir pourvu les affranchis de terres, d’avoir fait des anciens serfs des propriétaires. C’est là le principal mérite de l’émancipation et cela en fut naturellement la grande difficulté. Aux yeux d’une grande partie de la noblesse, aux yeux des politiques les plus timides, il suffisait de rendre aux paysans la liberté personnelle. C’était ce qu’avait fait l’empereur Alexandre Ier pour les serfs des provinces baltiques. Qu’est-ce que le servage ? disaient les théoriciens de ce système. C’est le travail de l’homme concédé gratuitement à un autre homme. Pour abolir le servage, il n’y a qu’à supprimer la gratuité du travail. Comment, continuait-on, s’est établi le servage ? Par un règlement de police défendant aux paysans de passer d’une terre à une autre. Comment abroger cette institution ? En rendant au moujik le droit d’aller et de venir.. Ainsi entendue, l’émancipation eût été une opération fort simple ; mais quels en eussent été les résultats ? Le paysan n’eût recouvré la liberté que pour tomber dans une situation souvent plus misérable qu’au temps de son esclavage. Le moujik fût resté pendant des années, des siècles peut-être, complètement exclu de la propriété : tout ce peuple de serfs émancipés eût formé une nation de prolétaires. Tel était le langage des partisans de la dotation territoriale, telle fut l’opinion qui triompha dans la commission.

  1. On peut aisément se rendre compte des exemples donnés à la Russie par l’étranger grâce à l’ouvrage de Samuel Sugenheim, Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft und Hörigkeit in Europa, Saint-Pétersbourg 1861.