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ou tel métier à la campagne ou dans les villes. Grâce à l’obrok, beaucoup de serfs avaient cessé toute vie rurale, mais il suffisait d’un ordre de leur maître pour les rappeler à la charrue. Au moyen de ces redevances en argent, le but primitif du servage, qui devait fixer l’homme au sol, était tourné, le serf à l’obrok redevenait maître de lui-même ; extérieurement il était libre, mais il demeurait retenu par un lien qui, quelle qu’en fût la longueur, l’enchaînait à son maître. Le taux de la redevance annuelle variait considérablement suivant les régions, les exigences du maître et les aptitudes des serfs. En général, l’obrok oscillait entre 25 et 50 francs par an. On voit que sous ce régime on n’était vraiment riche qu’en possédant des villages ou plutôt des cantons entiers. La pauvreté des petits propriétaires les contraignait à tirer de leurs serfs tout ce qu’ils en pouvaient arracher. Les paysans des grands pomêchtchiki, auxquels la richesse rendait la générosité facile, étaient d’ordinaire plus heureux ; habituellement ils étaient soumis à une redevance fixe ; le maître usait même rarement de la capacité ou des bonnes affaires de ses paysans pour augmenter le taux de leur obrok. On connaît des grands seigneurs qui avaient pour serfs des marchands millionnaires, qui se seraient fait scrupule de profiter de l’opulence de ces hommes, et dont la vanité ne se faisait point conscience de les retenir dans le servage. Les paysans de la couronne ou paysans libres, établis sur les terres de l’état, étaient au régime de l’obrok. En plus de l’impôt de capitation et des taxes locales, ils payaient à l’état une redevance qu’on pouvait regarder comme une sorte de loyer de la terre et qui variait entre 2 et 3 roubles (8 et 12 francs). Ces paysans, n’ayant d’autre seigneur que l’état, avaient deux grands avantages, l’un de payer des redevances plus fixes et moins lourdes ; l’autre de ne point appartenir à des maîtres changeans, variant d’humeur d’un domaine à l’autre. Ils étaient en possession de libertés communales, et, lors de l’émancipation, leurs institutions ont servi de modèle à l’organisation administrative des serfs affranchis. En dépit de la pression et des concussions d’employés souvent corrompus, les paysans de la couronne étaient d’ordinaire plus riches que les paysans des particuliers. Encore aujourd’hui leurs villages ont un air de bien-être et de propreté qui les fait souvent reconnaître à première vue.

Le servage en Russie, comme l’esclavage en Amérique, a eu ses défenseurs dans le passé, et compte encore aujourd’hui des panégyristes. Il est certain que d’ordinaire la servitude du paysan n’était pas pour lui sans quelque compensation : le serf avait le bénéfice comme les inconvéniens de la tutelle, il était le protégé en même temps que le serviteur de son maître. Le servage russe, qui n’était fondé ni sur la conquête comme dans les provinces baltiques, ni