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la nature ont toujours presque entièrement ignoré le servage et la noblesse : la liberté comme l’égalité primitive s’y étaient maintenues jusqu’à nos jours[1]. Au sud, les Cosaques avaient également repoussé cette institution, qui grossissait leurs rangs de tous les serfs fugitifs. L’Ukraine, la Petite-Russie de la rive gauche du Dnieper, est, jusqu’au règne de Catherine II, demeurée indemne du servage. Au moment de l’émancipation, le centre historique de la Russie était encore le centre du servage, qui des environs de Moscou rayonnait en s’affaiblissant vers le nord et le sud, vers l’Europe et l’Asie. A l’ouest, le servage moscovite rencontrait dans la Russie-Blanche et la Lithuanie le servage polonais, auquel avait été soumise toute la population russienne ou lithuanienne des campagnes. Par une singulière anomalie, c’était la race dominante, la race slavo-lithuanienne, la race russe en particulier, qui dans l’empire russe était le plus généralement courbée sous le servage, tandis que les Tatars de l’est, les Roumains de la Bessarabie, les colons allemands et les tribus finnoises avaient pour la plupart gardé leur liberté.

La condition des paysans fixés sur les terres des particuliers variait beaucoup suivant les régions, les coutumes et les maîtres. Pour décrire toutes les formes du servage, il eût fallu classer les krêpostnyé lioudi en une vingtaine de groupes différens[2]. Ces divers modes de servitude se ramenaient à deux types, à deux états principaux, aujourd’hui encore temporairement en usage, la corvée ou barchtchina (boïarchtchina, le travail dû au boïar ou seigneur) et la redevance en argent ou obrok, La corvée, le travail personnel du serf pour le maître, était la forme primitive, rudimentaire. D’ordinaire les paysans travaillaient trois ou quatre jours au profit du propriétaire, l’autre moitié de la semaine ils cultivaient les terres que le propriétaire leur abandonnait pour leur entretien. Comparé à la corvée, l’obrok ou redevance annuelle en argent, constituait un véritable perfectionnement ou adoucissement du servage. Ce système était surtout en usage dans le voisinage des centres de production ou dans les contrées peu fertiles. Par l’obrok, le paysan rachetait, ou mieux, louait temporairement l’usage de sa liberté, quittant la terre seigneuriale pour exercer tel

  1. Voyez Tchitchérine, Oblastnyia outchregdéniia Rossii v XVIIm véké, p. 563, 564 et dans Buschen, Russlands Bevölkerung, p. 78, 70, le tableau des serfs et des paysans libres par gouvernement.
  2. Sur l’état des paysans sous le régime du servage, voyez les documens récemment publiés sous le titre de Materialy dlia istorii krépostnago prava v Rossii, et Materialy dlia istorii ouprazdnéniia krépostnago sostoïaniia poméchtchitchik krestian a Rossii. Le lecteur français peut consulter avec fruit les Lettres sur la Russie de M. X. Marmier et de M. de Molinari, et, pour plus de détails, les grands ouvrages de Haxthausen et de Schnitzler.