Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/657

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enlevée, le paysan n’en perdit pas le souvenir ; aujourd’hui encore, après trois siècles de servitude, la fête qui jadis lui rendait sa liberté, inspire au moujik un amer souvenir, et le jour de la Saint-George est devenu chez le peuple l’expression proverbiale du désappointement.

Pour attacher le paysan à la glèbe, il suffit de lui ravir le droit de changer de terre et de domicile à la Saint-George. Cette défense, d’abord temporaire, puis renouvelée et confirmée par plusieurs souverains, finit par devenir une des lois fondamentales de l’état. La principale institution de la Russie des derniers siècles sortit ainsi d’une simple mesure de police. Le fait le plus important de l’histoire du peuple passa pour ainsi dire inaperçu, dans l’histoire de la nation. Le servage s’établit en Russie comme ailleurs il disparut, presque insensiblement, sans que les contemporains en fussent frappés., C’était à la fin du XVIe siècle, au milieu des grandes guerres contre les Lithuaniens et l’ordre teutonique, Les serviteurs de l’état pourvus de terres par le souverain se plaignaient de l’insuffisance de leurs moyens d’entretien. La main-d’œuvre était rare et précieuse dans ce pays, où la terre abondait et où manquait la population. Les propriétaires, les pomêchtchiks, se disputaient les bras et les paysans : les petits accusaient les grands d’attirer à eux tous les laboureurs. Un tel état de choses mettait en péril la force militaire de la Moscovie au moment le plus critique de son histoire[1]. Le système financier de l’état, alors aussi fort primitif, se trouvait menacé en même temps que son système militaire par les fréquens changemens, les émigrations, le vagabondage des gens taillables. C’était l’âge où l’empire moscovite, récemment agrandi aux dépens des Tatars, offrait aux cultivateurs des ingrates régions du nord les terres plus fertiles du sud, l’âge où, pour se soustraire à l’impôt et mener la libre vie de Cosaques, les hommes aventureux fuyaient vers le Volga et le Don, vers le Kama et la Sibérie. L’homme se dérobait au fisc comme aux propriétaires, Pour assurer au pays ses ressources financières et militaires, le plus simple moyen était de fixer l’homme au sol, le paysan au champ qu’il cultivait, le bourgeois à la ville qu’il habitait. C’est ce que firent Godounof et les tsars du XVIIe siècle. Depuis lors jusqu’au règne d’Alexandre II, le moujik est demeuré fixé à la terre, affermi, consolidé : prikrêplennyi, car tel est le sens du terme russe que nous traduisons assez improprement par le mot de serf. Le servage russe ne fut pas autre chose et n’eut pas d’autre origine ; il sortit des conditions économiques, des conditions physiques mêmes de la Sloscovie, considérablement agrandie par les derniers souverains

  1. Voyex Solavief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 47-48.