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terminée que dans les premières années du XXe siècle. Jusque-là, l’étude du paysan libre est inséparable de l’étude du servage et des conditions mêmes de l’affranchissement.


I

L’émancipation opérée par l’empereur Alexandre II n’a profité qu’à une moitié environ des paysans de l’empire. Les autres, appelés paysans de la couronne et établis sur les biens de l’état, étaient regardés comme libres, bien que leur liberté, soumise à certaines restrictions, ne fût pas entièrement ce que nous entendons sous ce nom en Occident. La grande masse des paysans russes se divisait ainsi en deux portions, en deux classes numériquement à peu près égales, et qui, même après l’émancipation, sont demeurées distinctes. D’un côté sont les paysans de la couronne ou paysans libres, de l’autre les paysans des particuliers ou serfs, aujourd’hui en voie d’affranchissement. Entre ces deux catégories principales s’en plaçait une troisième, à certains égards intermédiaire, c’étaient les paysans des apanages ou des biens réservés aux membres de la famille impériale[1]. Ces paysans, longtemps répartis en groupes divers, jouissaient primitivement de la même liberté et des mêmes droits. En Russie plus qu’en Occident, on pourrait dire que pour l’homme des champs la liberté était la condition primitive, la servitude de la glèbe la condition accidentelle, qui, en s’aggravant peu à peu, avait dégénéré en une sorte d’esclavage. Le servage russe n’était point né à la même époque que le servage des peuples occidentaux. C’est seulement à la fin du XVIe siècle, au moment où ils tombaient ou se relâchaient dans la plus grande partie de l’Europe, que les liens de la glèbe se nouaient en Russie.

  1. Voici quelles étaient, au moment de l’émancipation, les proportions relatives de ces trois catégories dans la Russie d’Europe, sans le Caucase, la Pologne et la Finlande. Le nombre des paysans des particuliers ou serfs des deux sexes était en gros de 22 millions et demi, le nombre des paysans de la couronne de 22 millions et plus, en y comprenant certains groupes accessoires de paysans libres, tels que les colons d’origine étrangère, — le nombre enfin des paysans d’apanage, de 2 millions environ. A cette époque, sur 100 habitans de la Russie proprement dite, on trouvait la proportion de 38,1 pour les serfs des particuliers, de 37,2 pour les paysans libres, et de 3,4 pour les paysans des apanages. — Voyez dans Buschen, Russlands Bevölkerung, p. 79, le tableau par gouvernement. Quelques années plus tôt, la proportion était beaucoup plus défavorable ; en 1838, par exemple, la proportion des serfs était encore de 44 pour 100 de la population totale. Le nombre relatif des serfs allait donc en diminuant, grâce aux émancipations individuelles, grâce au service militaire, qui affranchissait les soldats, grâce aux biens privés hypothéqués au profit de l’état et qui, en cas de non paiement des intérêts, venaient accroître les biens de la couronne. De cette façon, le servage, abandonné à lui-même, eût pu finir par disparaître au bout de quelques siècles sans émancipation formelle.