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y voulait trouver. Les uns ont cru découvrir dans les secrètes profondeurs de l’esprit populaire des puissances cachées qu’ils opposaient à l’infécondité de la culture étrangère des hautes classes ; d’autres, plus dédaigneux ou plus superficiels, n’ont vu dans l’âme populaire que ténèbres et barbarie, que vide et néant. Dans le monde pratique se rencontrent à l’égard du paysan les mêmes différences de point de vue, les mêmes contradictions que dans le monde théorique et littéraire. « Qu’avez-vous besoin de vous intéresser à notre moujik ? C’est une brute dont on ne fera jamais un homme, » me disait aux bords du Volga une dame de province, et le même jour, sur les mêmes lieux, un autre propriétaire me disait avec autant d’assurance : « Le paysan le plus intelligent de l’Europe, c’est à mon avis le contadino de l’Italie du nord ; mais notre moujik lui rendrait des points. » Ainsi élevé par les uns, abaissé par les autres, on pourrait dire du paysan russe ce que Pascal dit de l’homme : ni si haut, ni si bas. L’intelligence du moujik n’est pas douteuse, et ses panégyristes sont manifestement moins éloignés de la vérité que ses détracteurs ; mais cette intelligence a été entravée et comme garottée par les événemens. Il y a dans les légendes russes un géant d’une force prodigieuse, sorte d’Hercule ou de Samson rustique, appelé Ilya de Mourom, et souvent regardé comme une personnification du peuple et du paysan russe[1]. Ce colosse populaire n’a pu depuis longtemps montrer sa force ni son génie. Ilya de Mourom était réduit en servitude ; jusqu’à ces dernières années, il était enchaîné à la glèbe et ne pouvait librement marcher où agir. Aujourd’hui que l’émancipation a dénoué ses liens, le géant peut de nouveau se mouvoir, mais, longtemps chargé de chaînes, il n’a point encore retrouvé le libre usage de ses membres et n’a plus conscience de sa force. Ce n’est qu’après des années d’affranchissement, après plusieurs générations peut-être, que ce peuple asservi pourra se reconnaître lui-même et montrer ce que l’avenir doit attendre de lui. Le paysan, courbé sous une servitude séculaire, n’a pu se redresser tout à coup ; sous l’affranchi d’hier se sent encore le serf de la veille. L’émancipation a été pour la Russie un événement capital, un événement sans analogue dans l’histoire des nations où le servage s’est effacé peu à peu ; l’émancipation a été le point de départ d’une foule de changemens, elle a entraîné des modifications, des réformes, dans le domaine entier de la vie nationale ; mais cette grande révolution n’a pu en quelques années donner tous ses fruits. Cela se pouvait d’autant moins que cette vaste opération d’affranchissement n’est pas encore achevée ; elle est seulement en voie d’exécution et ne sera entièrement

  1. Voyez The Songs of the Russian People, de M. Ralston, et le récent ouvrage de M. Alfred Rambaud, la Russie épique.