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large demeure de l’humanité, et qui par le nombre l’emporte déjà sur toute autre nation chrétienne du globe. En présence de cette masse compacte de plus de 50 millions de paysans, les patriotes se prennent à faire des songes ; pour ce peuple encore ignorant et inculte, ils rêvent une grandeur intellectuelle, un rôle moral proportionné à sa masse et à l’immensité de sa demeure. Ce peuple de paysans est comme un œuf gigantesque qui n’est pas encore ouvert ; on ne sait ce qui en sortira, mais on en attend involontairement quelque chose de grand, parce qu’en dépit de la fable il semble qu’une montagne doive enfanter autre chose qu’une souris. On comprend le respect instinctif, la religieuse vénération d’un Russe devant ce lent travail de la nature, devant cette secrète incubation d’un peuple d’où dépendent toutes les destinées de la patrie. Les Russes en attendent volontiers une initiative nouvelle, une révélation politique ou religieuse, une rénovation de l’Europe et de l’humanité. Les devins ou les prophètes qui en annoncent la grandeur peuvent d’autant plus librement prédire ce que dira, ce que fera ce sphinx populaire, qu’il n’a pas encore ouvert la bouche et n’est pas encore éveillé. Certes d’aussi hardies espérances peuvent n’être pas sans illusion. Il n’y en a pas moins là un mystère, un arcane intéressant hautement la civilisation, et l’on doit pardonner au patriotisme qui : à force de le méditer, y égare quelque peu sa raison.

Pour une partie des classes lettrées, le paysan, l’homme du peuple, est ainsi une divinité inconsciente, pareille à ces dieux enfans, à ces dieux embryonnaires de l’Égypte, dont la force divine est en puissance sans avoir encore été en acte, et dont on adore l’énergie secrète avant qu’elle n’ait pu se manifester au dehors. Pour un autre monde, pour une autre école, l’homme du peuple, le paysan, n’est qu’une sorte de matière brute, de matière première humaine, une argile n’ayant d’autre forme que celle que lui donnent les classes supérieures. Ainsi s’exprimait récemment un des plus remarquables défenseurs des tendances aristocratiques en Russie, le général Fadéef. Par opposition aux hautes classes, à la noblesse, qu’il appelle habituellement la couche cultivée, l’ingénieux écrivain désigne d’ordinaire le peuple sous le nom de force élémentaire (stikhiinaïa sila) ou de matière plastique, de protoplasme, et regarde cette force élémentaire comme semblable à elle-même en tout pays et partout dénuée d’esprit propre, partout incapable de développement spontané[1]. Il est inutile de montrer ce qu’ont de commun ces deux points de vue opposés et ce que l’un et l’autre ont d’outré. Si la littérature s’est singulièrement rapprochée du peuple en Russie, elle l’a trop souvent abordé avec des vues préconçues, n’y cherchant que ce qu’elle

  1. Fadéef, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem.