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demeurée dans le domaine de la théorie, demeurée dans la tête ou dans l’imagination, et l’idole pourrait fréquemment dans la pratique se plaindre du sans-gêne de ses plus fervens adorateurs.

Cette sorte de culte à rebours, du haut de la société pour le bas, cette apothéose du moujik et du touloup, s’expliquent par des raisons propres à la Russie et des raisons empruntées à l’état social de l’Europe. Au sentiment russe issu de la désillusion des efforts trompés et d’une patriotique impatience de devancer l’avenir, s’est mêlé un écho du sentiment démocratique de l’Occident. Comme ailleurs en Europe, comme en France au XVIIIe siècle, nombre de Russes professent que c’est en revenant à la vie simple du peuple, que c’est en se retrempant aux sources de l’honnêteté et des vertus populaires que les hautes classes de la société retrouveront la vigueur et la santé morale, qu’elles se purifieront de la corruption dont les a infectées le contact de l’Occident[1]. Les propagateurs de ces idées ne s’aperçoivent pas qu’ils reviennent ainsi aux doctrines de Rousseau et au culte naïf de l’homme de la nature. En Russie, de semblables tendances proviennent à la fois d’un certain découragement, d’une certaine humilité des classes instruites, et d’un grand orgueil national, d’une grande foi dans l’énergie native et l’avenir du peuple. Des hommes fatigués d’imiter l’étranger, sentant que de longtemps ils ne peuvent guère que s’assimiler les œuvres d’autrui, des hommes résignés à leur propre impuissance et d’autant plus ambitieux pour leur patrie, en sont venus, par lassitude et par irritation de n’avoir pu faire davantage, à célébrer ce qui en Russie est resté pur de tout contact du dehors, ce qui n’a point essayé ses forces, ce qui est neuf, vierge, intact, en un mot la force populaire. De là cette adoration de l’homme inculte par l’homme cultivé, de là ces hommages d’un monde souvent élégant, ces agenouillemens de gens lettrés et instruits devant l’armiak et le touloup, devant la peau de mouton du paysan. « Nous autres, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles ; mais le peuple, oh ! le peuple est grand. » Ainsi s’écrie, dans Fumée, un des personnages d’Ivan Tourguénef. Frappés de la stérilité relative des classes dirigeantes en Russie, ces fils désabusés de la civilisation occidentale lui tournent le dos, reviennent au moujik et mettent tout leur espoir en lui. Ils contemplent avec une joyeuse admiration ce peuple russe encore muet et comme dans les langes, ce peuple qui occupe la plus

  1. Un des écrivains les plus distingués de la Russie, M. Dostoïevsky, s’exprimait ainsi cette année même dans la livraison de février d’une revue qu’il rédigea lui seul : « Qui des deux vaut le mieux du peuple ou de nous ? Est-il à désirer que le peuple prenne exemple sur nous ou nous sur lui ? Je répondrai en toute sincérité : c’est à nous de nous incliner devant lui, de lui demander tant l’idée que la forme, de reconnaître et d’adorer sa vérité ! »