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les tendances réelles de l’opinion ; mais on ne doit pas oublier que cette institution est encore dans l’enfance, que, malgré ses écarts, elle habitue ses lecteurs à penser par eux-mêmes, et qu’elle fera inévitablement sa propre éducation en faisant celle du public.

Tout ce mouvement de fermentation est encore restreint à un cercle qui paraît assez étroit si l’on n’envisage que le nombre des individus ; mais, plus qu’aucun autre pays, l’Inde est habituée à subir aveuglément l’impulsion de certaines classes relativement peu nombreuses qui lui ont imposé depuis longtemps leur direction spirituelle, et du jour où ces couches supérieures seront suffisamment pénétrées de notre civilisation, on sera surpris de la progression en quelque sorte géométrique que suivra l’effondrement ou plutôt la reconstruction sur des bases nouvelles de la société indigène. Que fera l’Angleterre quand cette évolution sera complète ? Fidèle aux principes qu’elle se fait honneur de professer aujourd’hui, remettra-t-elle spontanément à ses sujets la direction de leurs propres affaires, ou, pareille à ces mères tutrices qui de bonne foi se refusent indéfiniment à admettre l’émancipation de leurs enfans, voudra-t-elle s’obstiner dans une gestion qu’elle n’aura plus ni raison ni droit de garder ? La solution la moins préjudiciable à ses intérêts serait que l’Inde, sans sortir de l’empire britannique, se contentât d’une autonomie intérieure, comme le Canada et l’Australie. Mais dans ces colonies les populations sont encore trop anglaises d’origine et de sentiment pour aspirer à la rupture des faibles attaches qui les maintiennent dans la dépendance nominale de la couronne britannique. L’Inde au contraire est déjà trop avancée dans les voies de la civilisation pour qu’on puisse la refondre dans le moule d’une société étrangère, et, si modifiée qu’on la suppose au contact des idées et des institutions européennes, elle restera toujours elle-même par le caractère de ses mœurs comme par la tournure de son esprit. Aussi le seul rôle que puisse désormais ambitionner l’influence anglaise consiste-t-il à féconder les germes de développement qui déjà apparaissent aujourd’hui dans la société indigène. Et l’Angleterre ne peut même pas spéculer sur la gratitude populaire que devrait lui acquérir l’accomplissement consciencieux de cette mission, — d’abord parce que c’est toujours folie de compter sur la reconnaissance des nations, — ensuite parce qu’à moins de se payer d’apparences, il faut bien admettre l’impopularité de la domination britannique dans l’Inde.

Un maître est rarement populaire, même chez ceux qui ne sauraient pas s’en passer, surtout quand il prétend faire le bonheur des gens malgré eux. D’ailleurs, même en laissant de côté les froissemens que devait produire l’introduction d’un gouvernement régulier et scientifique parmi des peuples habitués à la simplicité et