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écrase et qui, croyant inventer, ne peuvent faire autre chose que se souvenir : Macaulay portait légèrement la sienne et lui dut certainement comme écrivain une part de sa puissance. Il y joignait une faculté précieuse, celle de saisir d’un coup d’œil le contenu d’une page d’impression. Jusqu’à la fin de sa vie, il fut capable de lire un livre plus vite que les autres ne le parcouraient, et de le parcourir en moins de temps que les autres ne mettaient à tourner les feuillets. On peut dire sans exagération qu’il retenait exactement tout ce qu’il lisait avec attention. Un soir, par exemple, accompagnant son père chez un ami, il trouve sur la table du salon le Lai du dernier Ménestrel, qu’il ne connaissait pas : quand il revient chez lui, avant de se mettre au lit, il récite à sa mère des chants entiers du poème de Walter Scott. Une autre fois, comme il attendait dans une auberge de Cambridge la voiture qui allait le ramener à l’école, ses yeux tombent sur deux pièces de poésie banales, telles qu’en abritent certains journaux de province. Il les lit, et quarante ans après, sans y avoir donné une pensée dans l’intervalle, il les récitait d’un bout à l’autre. Il avait coutume de dire que, si tous les exemplaires du Paradis perdu ou du Voyage du pèlerin venaient jamais à disparaître de la surface de la terre, il s’engagerait à reproduire de mémoire le poème de Milton et l’allégorie de Bunyan. L’âge, il est vrai, devait porter une légère atteinte à cette faculté merveilleuse : on assure qu’il lui est arrivé de pleurer de dépit lorsque, par miracle, il la sollicitait en vain ; mais, à tout prendre, elle lui resta longtemps fidèle.

Avec l’arsenal de connaissances littéraires qu’un don pareil, joint à une insatiable curiosité, peut faire supposer, Macaulay partit pour Cambridge, où il entra en 1818, au Collège de la Trinité. Il semblait désigné d’avance aux plus grands succès universitaires, mais Cambridge exigeait alors des lauréats de ses concours l’amour des mathématiques, et le jeune étudiant ne parvint pas même à s’en donner le goût. Il fit cependant un effort sur lui-même pour vaincre sa répugnance, comme l’indique ce fragment d’une lettre adressée à sa mère : « Oh ! si je pouvais trouver des mots pour exprimer l’abomination que j’éprouve à l’endroit de cette science ! Oh ! si c’était seulement l’astrologie, ou la démonologie, ou la théologie scolastisque qu’il me fallût apprendre ! Oh ! s’il ne s’agissait que de méditer sur saint Thomas d’Aquin ou d’établir la relation de l’entité avec les deux prédicamens pour être exempté de cette misérable étude. Discipline de l’esprit, dit-on. Dites plutôt famine, torture, annihilation. Mais cela doit être. Je me sens devenir une personnification de l’algèbre, une table de logarithmes ambulante. Toutes mes idées d’élégance et de beauté sont parties ou s’en vont. Adieu,