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une manœuvre nécessaire et désespérée. La violence du vent ne tarda pas à faire chasser le Bonaventure sur ses ancres. Par une nuit sombre et noire, le vaisseau s’en allait rapidement à la côte, et quelle côte ! De toutes parts émergeaient des rochers, bouillonnaient des brisans. Chancelor ne perdit pas néanmoins son sang-froid. Sa première pensée devait être, et elle fut en effet pour l’ambassadeur d’Ivan IV. Périsse le Bonaventure, mais qu’au moins Osip Népéi soit sauvé ! La chaloupe avait été hâlée le long du bord. Chancelor y fit descendre l’ambassadeur russe et sa suite.

La mer était énorme ; la canot eut à peine atteint les premiers brisans qu’il fut submergé. Osip Népéi et sept de ses compagnons parvinrent cependant à gagner la plage. Presqu’au même instant le navire s’échouait et la vague, en quelques minutes, le mettait en pièces. La catastrophe fut à peu près complète : Chancelor, son fils, trois passagers, la plupart des matelots périrent. Le 1er décembre, on apprit à Londres la nouvelle lamentable. La compagnie demanda sur-le-champ et obtint aisément de la reine Marie, dont le royal époux venait de monter sur le trône d’Espagne, des lettres pour la reine douairière, veuve de Jacques V, et pour les lords qui composaient alors le grand conseil d’Écosse, l’Édouard-Bonaventure pouvait être perdu sans ressources ; les sauvages habitans d’Inverness n’avaient pas pour cela le droit d’en mettre la cargaison au pillage : la Compagnie moscovite réclamait donc avec énergie la restitution de ses marchandises. La terre d’Écosse serait-elle aux Anglais plus inhospitalière que n’avaient été les rivages glacés de la Russie ? Il ne fallait pourtant pas se faire à ce sujet d’illusions. Les seigneurs des hautes terres connaissaient trop bien la valeur des objets précieux que le destin propice mettait entre leurs mains. La reine douairière elle-même, Marie de Guise, ne fût point parvenue à leur arracher ces épaves. C’était déjà beaucoup que les puissans bandits ne prétendissent pas mettre les naufragés à rançon. La compagnie, du reste, avait tout prévu. Munis d’une forte somme d’argent et des divers objets dont un ambassadeur échappé au naufrage peut avoir besoin, le docteur Lawrence Hussie et George Gilpin venaient, avec un interprète, se mettre à la disposition d’Osip Népéi. D’autres agens s’occuperaient de poursuivre la restitution de la cargaison du Bonaventure. Le là février 1557, Osip Népéi quitta, sous la conduite de Lawrence Hussie et de George Gilpin, la terre des Pictes et des Calédoniens. Le 18, il posait pour la première fois, à Berwick, le pied sur le sol anglais. Le gardien des Marches orientales, lord Wharton, l’attendait à la frontière même. Il le reçut, avec toute la pompe qu’on eût pu déployer devant un souverain. Le 27 février, l’ambassadeur n’était plus qu’à 12 milles de Londres. Là il trouva,