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sage de nous abstenir. La baleine provoquée aurait été de taille à chavirer notre vaisseau. » Des deux masses que le hasard mettait en présence, la plus lourde et la plus résistante n’était pas en effet la pinnace. « J’appelai immédiatement l’équipage sur le pont, ajoute Stephen Burrough, nous criâmes tous ensemble, et nos cris décidèrent le monstre à s’éloigner. » Les monstres s’éloignent, les fantômes s’évanouissent ; que les antiques légendes fassent place « aux livres de bonne foi[1] ! »

Un groupe d’îles s’aperçoit bientôt vers ce point de l’horizon où le soleil se lève. Le Searchthrift laisse porter et, quelques heures après, son ancre a mordu, par 15 et 18 brasses, un fond de vase noire. La pinnace a trouvé là un assez bon mouillage, et, « ce qui n’était pas non plus à dédaigner, » elle y a trouvé de l’eau douce. Rien de plus simple que d’emplir ses futailles d’eau potable quand on a fait la rencontre d’un glacier flottant ; les cavités du moindre iceberg sont autant de bassins d’où la manche de toile fera descendre sans peine un courant exempt d’amertume. Les champs de glace saline n’offrent pas cette ressource, et il est difficile, quelque soin que l’on prenne d’en faire égoutter les blocs, d’obtenir ainsi un liquide qui ne demeure empreint de la saveur la plus désagréablement saumâtre. Stephen Burrough, au milieu de tant de glaçons, ne se félicitait donc pas sans raison d’avoir découvert une aiguade. Dès qu’il eut renouvelé au mouillage sa provision d’eau douce, il voulut s’occuper sans retard de chercher, à travers les terres qui l’avaient arrêté, comme elles avaient déjà suspendu la marche de Willoughby, une ouverture quelconque qui pût lui donner un libre accès du côté de l’Orient. L’honnête Gabriel ne se trouvait plus là pour aider de son expérience les navigateurs étrangers. Depuis qu’ils avaient quitté la bouche occidentale de la Petchora, les Anglais ne demandaient plus leur chemin qu’à la boussole et aux astres. Combien de fois il dut leur arriver de regretter le temps où la pinnace de Ratcliffe n’avait qu’à se laisser conduire par la lodia de Kouloï, où il lui suffisait de marcher dans les eaux de la barque russe pour passer à sa suite entre les bancs du large et les écueils du port ! Cette longue tutelle n’avait-elle pas, jusqu’à un certain point, ébranlé la confiance qu’auraient dû avoir en leurs propres forces les deux élèves de Sébastien Cabot ? Mouillés par 70° 42’ de latitude, ils appelaient de leurs vœux, sans toutefois oser l’espérer, un nouveau pilote ; et, chose à peine croyable en ces solitudes, le pilote se trouva ! Ainsi, ce qui avait constamment manqué à Willoughby, ce qui lui avait manqué sur les côtes de la Laponie, aussi

  1. « Et pour ce, dit avec raison Marco-Polo, mettons les choses vues pour vues, et les entendues pour entendues. » <