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tartare, que celui du prince russe qui règne si loin d’elles à Moscou. »

La colonie permienne était donc constamment inquiétée. Elle n’en grandissait pas moins à vue d’œil. Il semble même qu’elle n’ait point attendu, pour se frayer un chemin vers les régions du nord-est, les explorations triomphantes des capitaines de Vasili IV. « Il y a un peuple en Moscovie qui s’appelle les enfans d’Anika. » C’est en ces termes que, dès les premières années du XVIe siècle, on commence à parler de la famille d’Anika Strogonof. Cette famille occupait les bords de la Vitchegda, près de la petite ville de Solvildhegodsk, par 61° 20’ environ de latitude nord et 44° 37’ de longitude à l’est du méridien de Paris. Le produit des salines dont Strogonof dirigeait lui-même l’exploitation ne suffisait pas, à expliquer la richesse des Aniconiens. Cette fortune si prompte devait avoir quelque origine mystérieuse. Strogonof avait en effet découvert une mine dont aucun autre marchand ne songeait encore à lui disputer les bénéfices. Le premier, il voulut savoir quel était le pays d’où venaient chaque année sur le marché d’Oustioug tant de belles pelleteries, tant d’objets inconnus aux autres provinces de l’empire. Les gens qui apportaient ces précieuses marchandises ne parlaient pas le russe. Leurs habits, leur religion, leurs coutumes, les distinguaient aussi des Moscovites. Anika traita secrètement avec eux. Quand ils quittèrent Oustioug, il eut soin de les faire accompagner par dix ou douze de ses esclaves auxquels il recommanda de bien observer tous les endroits par où passerait la caravane. L’année suivante, il ne se contenta pas de charger de la même mission un plus grand nombre de ses serviteurs ; il leur confia cette fois divers objets de troc : de la verroterie, des sonnettes et autres merceries d’Allemagne. Les Aniconiens voyagèrent ainsi jusqu’à la rivière Oby, traversant en route des déserts et des fleuves. Ils prirent alors une connaissance plus exacte des mœurs du peuple étrange que nous voyons, à dater de ce jour, s’introduire dans l’histoire sous le nom générique de Samoïèdes.

Les Samoïèdes n’avaient point de villes ; rassemblés par troupes, ignorant complètement la culture du blé, ils vivaient de leur chasse, fort paisibles d’ailleurs et gouvernés par les anciens des tribus. Pendant quelques années, Anica continua de pratiquer sans bruit des échanges dont tout l’avantage naturellement était de son côté. Les profits de ce commerce furent tels, que les Aniconiens purent bientôt acheter d’immenses quantités de terres et faire bâtir des églises à leurs frais. « Ils avaient tant de bien qu’ils ne savaient plus qu’en faire. » La prospérité heureusement ne les aveugla pas. Ils prévirent prudemment qu’il leur serait bien difficile de conserver ce