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l’imitation venait de l’Espagne, non de la France. Le mémoire qu’il publia à cette occasion, qui fut imprimé à Rouen en 1846, qui était devenu fort rare et que M. Jules Gaillard a eu raison de rééditer, donne l’idée la plus exacte de ce que fut, au meilleur temps, la conversation abondante et aventureuse de Viguier. C’est moins écrit que parlé ; on croit l’entendre éparpiller ses idées un peu au hasard, ouvrir des parenthèses en oubliant de les fermer, arriver à des conclusions très nettes et très précises à travers mille détours, s’égarer sans se perdre et n’atteindre son but qu’après avoir battu tous les buissons. Ne lui demandez pas de vous conduire où il veut vous mener par le chemin le plus court : l’abondance de ses idées l’obsède ; il les conçoit toutes à la fois et ne s’arrête qu’après les avoir toutes exprimées.

Ne lui demandez pas non plus de procéder avec ordre. Il n’en eut jamais, même dans sa bibliothèque. On raconte qu’il entassait ses livres pêle-mêle dans des armoires ou sur le plancher de son cabinet ; quand il avait besoin de les chercher, il ne les retrouvait plus. Il lui arrivait même souvent de savoir qu’il possédait un ouvrage, d’en avoir besoin, de ne pouvoir le découvrir au milieu du fouillis dont il était entouré et d’être obligé d’en racheter un exemplaire. Les livres n’étaient pour lui que des instrumens de travail ; il ne comprenait ni le luxe des belles reliures, ni le mérite des éditions rares. Il faillit un jour se brouiller avec Cousin pour avoir laissé tomber et écorné un volume que son ami lui avait prêté, en le lui recommandant avec la sollicitude d’un bibliomane. Après cette aventure, Cousin consentit encore à le recevoir, en raison de leur vieille amitié, mais ne lui confia plus un seul ouvrage de sa bibliothèque.

Viguier était le plus doux et le meilleur des hommes ; mais il ne fallait pas qu’on touchât à ses dieux. Si on froissait une de ses admirations, il entrait dans de soudaines colères, les plus amusantes et les plus difficiles à calmer du monde. Après 1848, quelqu’un qui se serait permis de parler devant lui avec peu de respect du roi Louis-Philippe, se serait attiré de sa part une foudroyante réplique. Au milieu d’un de ses accès de fureur, une dame qui le connaissait bien l’appela un jour « un mouton enragé. » Enragé, il l’était en effet, pour ce qu’il croyait la vérité contre l’erreur. Après avoir surpris Voltaire en flagrant délit de mensonge à l’égard de Corneille, il ne lui laisse plus aucun répit, il le poursuit l’épée à la main, le force à confesser ses torts et ne l’abandonne qu’après l’avoir convaincu de mauvaise foi non-seulement dans la question d’Héraclius, mais dans ses jugemens sur le Cid et sur Rodogune. Viguier avait raison contre Voltaire ; cependant il aurait pu avoir raison avec moins de prolixité et d’emportement.

Cette passion n’excluait pas la subtilité. Viguier était un bel esprit dans toute la force du terme. Il aimait à raffiner sur les idées et sur les effets de style. Quand il traduisait un texte ancien ou étranger, il ne se