Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ESSAIS ET NOTICES.

LES SOUVENIRS D’UN LETTRE.

Fragment et Correspondance de Viguier, Paris 1875 ; Hachette.


Si Sainte-Beuve vivait encore, il accueillerait ce volume avec l’intérêt que lui inspiraient toujours les œuvres délicates. Il avait le plus grand souci de ce qui pouvait conserver à notre littérature son caractère de spirituelle élégance, à notre critique ses traditions de mesure et de bon goût. Il comprenait et il admirait la force, mais à la condition qu’on ne la fit pas dégénérer en brutalité. D’une main légère, il a donné plus d’une leçon aux écrivains violens et aux critiques qui ne sentent pas le prix des nuances. Si quelques-uns de ceux qui parlent le plus haut et avec le plus d’arrogance savaient ce que Sainte-Beuve disait d’eux, dans l’intimité, ils ne perdraient assurément rien de leur bonne opinion d’eux-mêmes, mais ils retrancheraient peut-être quelque chose du bien qu’ils pensent de lui.

Aimant par-dessus tout les esprits délicats, Sainte-Beuve avait naturellement du goût pour un lettré tel que Viguier, qu’il avait du reste connu jeune et auquel il consacra en 1867 une bienveillante notice biographique. Il regrettait alors qu’un homme si savant et si ingénieux, que ses contemporains de la première École normale, les Cousin, les Augustin Thierry, les Patin, les Guigniaut, estimaient et comptaient comme un esprit fin et original, ne laissât derrière lui qu’une trace imparfaite, qu’un souvenir inférieur à son mérite, faute d’avoir su concentrer ses efforts sur quelques points et fixer sa pensée dans une œuvre durable. Il indiquait en même temps le seul moyen qui restât d’honorer ainsi qu’il convenait une mémoire digne de vivre. « Quelque jeune ami, écrivait-il, devrait se donner pour tâche pieuse de recueillir dans ses divers écrits, et aussi dans les lettres pleines d’effusion et nourries de détails qu’il adressait à ses amis de France durant ses voyages d’Allemagne et d’Italie, des extraits, des pensées, des jugemens, de quoi rappeler et fixer dans la mémoire quelques traits au moins de la physionomie de cet homme excellent, dont les qualités morales et la candeur égalaient la haute intelligence. Ce serait une urne modeste, mais qui renfermerait de précieuses reliques[1]. »

Le vœu de Sainte-Beuve vient d’être exaucé. Le fils du meilleur ami de Viguier, le compagnon fidèle des dernières années de sa vie, M. Jules

  1. Nouveaux Lundis, t. XI.