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de n’avoir que des idées claires, ce qui est le privilège des sots, les notions les plus précieuses étant toutes au fond de la scène et dans un demi-jour, et le plus riche domaine de l’homme étant l’inconnu, qu’il soupçonne et qu’il poursuit sans l’atteindre jamais complètement[1] ; mais je ne résiste pas à citer cette admirable page, que j’abrège, sur la véritable inspiration en art et en littérature : « Je crois bien qu’il y a deux sortes d’inspirations ; il y a une petite fièvre éphémère qui vient d’un entrain passager, qui vient du dehors, qui irrite la peau comme ferait un coup de soleil ; celle-là est fausse, et ce n’est pas le fond même de l’âme qu’elle anime, c’est une petite maladie qui met au contraire hors de soi. L’éclat d’une fête, la vue d’une scène violente, la lecture d’un roman met dans cet état. On se croit alors traversé de pensées nouvelles, et ce n’est pourtant que l’écho des impressions des autres. La vraie inspiration est quand le vrai soi-même se réveille tout à coup du demi-sommeil où il languit d’ordinaire. On est étonné alors de ce qu’on voit en soi… Pour les gens qui n’ont pas de talent, une nuit éternelle plane sur le courant de leurs impressions personnelles, elles passent rapidement et confusément. L’inspiration est le temps où le soleil se lève sur ces rivages inconnus[2]. »

Ainsi se mêlent dans cette correspondance les notes les plus élevées et les plus familières, la raillerie et l’émotion, les hautes pensées et les traits de mœurs. Ou je me trompe fort, ou le succès ne fera pas défaut à ce livre, un succès durable qui ne fera que croître avec le temps et qui s’attachera aux idées après la curiosité frivole et momentanée de la première heure, qui n’aura cherché d’abord que les petites indiscrétions et les noms propres. Ainsi cet écrivain si insouciant de sa renommée, dédaigneux jusqu’à l’excès du public, n’échappera pas à un rayon de gloire tardif, mais ce rayon, par un juste châtiment de cette indifférence superbe, ne brillera que sur un nom et sur un tombeau. Ce nom restera dans une place à part parmi les rangs pressés de la littérature contemporaine, comme celui d’un Joubert plus libre et légèrement voltairien, juge exquis des ouvrages de l’esprit, observateur pénétrant, peintre original et fin de son temps et de la société où il a vécu.


E. Caro.

  1. Lettres du 6 avril 1868, — du 22 octobre 1867, — du 19 juillet 1840, — du 6 juillet 1862, — du 24 juin 1868.
  2. Lettre à Mme d’Haussonville, décembre 1842.