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chanson de Béranger. « Ce dieu-là, disait-il plaisamment, n’a jamais suffi qu’à ceux qui ne pensent guère à lui. Il ne se révèle dans sa douceur et dans sa bonté qu’à ceux qui ont bu du vin de Champagne… Ceux qui voudraient vivre en intimité avec lui lui trouveraient d’énormes défauts : égoïste, distrait pour les grandes affaires ; si vous le cherchez dans l’ombre, il n’y est pas, son ouvrage disparaît de l’esprit quand ses œuvres se cachent… Mais tous ses petits défauts s’oublient quand on le chante sur un air animé, par un soir d’été et tandis que les images de la vie passent et repassent devant vous dans un beau jardin, s’il méfait pas humide, si l’on n’a pas mal à la tête et aux dents[1]. »

Tout cela n’empêche pas ce curieux passionné d’être aux aguets de tout livre qui paraît, de toute idée nouvelle, de tout talent qui s’annonce. Il est un des premiers à lire la Métaphysique de M. Vacherot : « L’auteur a le ton d’un parfait honnête homme, mais je voudrais qu’il me donnât une bonne définition de la piété envers ce Dieu qui n’est rien s’il n’est pas tout… Tout cela est bien étrange, mais il n’y a pas de mal que nous nous accoutumions à sortir un peu en métaphysique des petits sentiers sablés et garnis de buis qui sont les sentiers du bon sens et qui ressemblent aux allées d’un jardin de curé[2]. » Il ne déteste pas l’aventure ni le roman en métaphysique, précisément parce qu’il ne croit guère, au fond, qu’aux solutions d’un bon sens un peu étroit, un peu limité, mais bien français, et que dans le reste il ne voit qu’un jeu frivole ou sublime, une création ou une fantaisie de l’esprit. Il a été, dans le public lettré, un de ceux qui ont été le plus vivement attirés par le talent de M. Renan. Il le juge avec bien de la finesse sous une forme enjouée : « C’est dommage qu’on ne puisse pas trop savoir quel est l’idéal de ce jeune séditieux en fait d’idées. On croirait maintenant qu’il le met dans les traditions les plus reculées, auquel cas il pourra se retrouver un jour avec l’école de M. de Maistre. »

La curiosité des idées et des hommes, c’est la volupté délicate de cet esprit. Il est dans la vie comme au spectacle, il prend ses notes ou jette un coup de crayon sur son carnet à mesure que les personnages passent devant lui sur la scène : ; il excelle à rendre d’un trait une physionomie. Il y a dans cette correspondance une série de portraits qui resteront comme les images fidèles d’une partie >de la société de son temps, et ces portraits n’auront pas besoin d’une clef, comme ceux de La Bruyère : le nom est au bas de chacun. Les dames n’y manquent pas non plus, et dans cette brillante

  1. Lettre à Mme d’Haussonville, 11 juin 1841.
  2. Lettre à M. Albert de Broglie, 29 décembre 1858.