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absolument pour cela, tout ne périt pas de ces formes passagères du beau. Une des belles lois qui règlent l’économie du monde intellectuel et moral est celle qui forme des goûts en apparence mobiles et successifs des hommes, un trésor de civilisation s’accroissant sans cesse avec la suite des âges.

Il y a toute une classe de grands artistes, d’écrivains très-distingués, qui passent. Ce sont ceux qui ont eu précisément le plus de vogue dans leur temps, parce qu’ils ont été les interprètes de ce temps, parce qu’ils ont exprimé avec plus de netteté, ou de vivacité, ou de vigueur ce que tout le monde autour d’eux a senti confusément, parce qu’ils ont reproduit avec les séductions du talent ce qui agitait sourdement un pays, ou un siècle, ou une génération, en ajoutant à ces instincts nouveaux la partie communicable de leur originalité personnelle. Ces hommes, ces interprètes privilégiés ont exercé une action profonde sur leurs contemporains ; semblables en tout, mais supérieurs à leur temps, ils l’ont développé dans son sens propre. Voyez Diderot s’animant des idées, des aspirations, des instincts du XVIIIe siècle et répandant d’un souffle ardent sur ce siècle la flamme qu’il en a reçue. Ces génies passagers parlaient admirablement la langue de leur temps, et cette langue a changé ; le temps a passé sur le coloris de leurs tableaux, leur esprit s’est pour ainsi dire envolé ; toutes les relations qui les mettaient dans un rapport intime avec leurs contemporains n’existent plus pour nous ; nous restons froids pour eux. — Voyez au contraire l’autre race des grands esprits, ceux qui sont destinés à vivre toujours et que l’auteur peint en quelques traite, les grands hommes proprement dits, « qui habitent les Panthéons de la postérité, qui sont les vraies images de l’homme éternel et qui marquent, comme de statues magnifiques, les routes de l’humanité et toute la suite de son histoire ? » A quoi doivent-ils ce privilège de durer, tandis que l’autre race d’esprits qui vit à côté d’eux, souvent au-dessus d’eux, dans un temps, passe et descend insensiblement dans l’ombre ? C’est qu’ils sont destinés par leur nature et leurs facultés à donner une forme dernière et définitive aux idées qui méritent de vivre, à les dépouiller de ce qu’elles ont de périssable en les passant au feu du génie, à les élever à la pureté de l’idéal, à les faire entrer dans le trésor définitif, dans le patrimoine de l’humanité. Ce sont là les vrais grands hommes, les ouvriers de la civilisation, ceux surtout par lesquels le passé ne périt pas et la chaîne des générations m’est pas interrompue. Leurs ouvrages sont les exemplaires immortels de tout ce qui fut et doit survivre dans ce que nos pères ont senti et pensé, ils disent avec autorité ce que la famille humaine éprouve et éprouvera éternellement. Ainsi naissent, ainsi vivent, pour ne plus mourir, les grandes œuvres. A ce