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grandes entreprises, et les lectures les plus multipliées sur les mêmes sujets. « J’ai une rage d’apprendre qui ne fait que croître et embellir. Il n’y a de véritable originalité en tout que sous les dernières couches de l’érudition. Quand on ne sait rien, on se croit trop facilement des idées neuves. Ce serait une sage résolution de ne rien penser par soi-même jusqu’à ce qu’on sût bien ce que tous les siècles ont pensé[1]. » Oui, voilà bien l’illusion de cette nature d’esprits dans la première moitié de la vie. Mais cette moitié est bien vite passée ; déjà on descend la pente et l’on s’aperçoit qu’on a employé son temps à amasser des matériaux, à polir des instrumens, à raffiner son esprit, et le moment d’exécuter ce qu’on a rêvé n’arrive jamais : ars longa, vita brevis. Alors on sent les illusions, on reconnaît les pièges de dette méthode charmante et paresseuse. Sans doute, on a lu beaucoup, et lire comme le faisait M. Doudan, c’est exercer son jugement, sa faculté d’analyse et de critique, c’est en ce sens travailler, c’est-à-dire se perfectionner soi-même ; mais enfin ce n’est pas produire, et parfois le sentiment de cette stérilité relative devient une souffrance véritable, presque un remords. « J’ai au fond de moi-même, écrivait-il, une irritabilité maladive qui s’exalte de jour en jour. Parler m’ennuie ; parler sans produire le moindre effet m’est impossible. Albert me reproche de parler plus avec les étrangers. C’est que j’ai du moins la sensation qu’ils ont la curiosité de ce que je dirai. Dès que rien ne renvoie le son de vos paroles, on perd la force de rien dire. Après avoir renoncé à la parole, je m’achemine à renoncer à la pensée[2]. »

Comme c’est bien là le cri mélancolique d’un esprit qui a senti sa force et qui craint de l’avoir dissipée ! C’est l’aveu de ce mal que j’essaie d’analyser : le mal de cette paresse active qui s’est épuisée dans les livres et qui se sent comme écrasée de ses acquisitions sans but, de ses conquêtes sans fin et de ses trésors sans emploi. Il s’est trompé heureusement, et, grâce à d’admirables pages jetées au hasard, ou plutôt à l’amitié, et que l’amitié lui a pieusement rendues, sa pensée ne sera pas morte sans écho, et une élite de lecteurs lui renverrait le son de ses paroles, s’il vivait encore pour cela. Mais enfin il a pu craindre souvent que tout ne fût perdu sans retour ; ce sont là de ces rapides instans de tristesse, de désespoir même, auxquels on n’échappe.pas quand on a la conscience de ce qu’on vaut, de ce qu’on peut, de ce qu’on aurait fait, si l’on ne s’était pas « noyé sous dix pieds de livres. » — Or assurément, il

  1. 11 décembre 1835.
  2. 16 mars 1840.