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d’esprits. En s’écoutant vivre, non parfois sans inquiétude, ils se sont habitués à quelque chose de plus utile et de meilleur, ils se sont entendus penser, et en s’observant jusqu’à l’excès eux-mêmes, ils ont pris l’habitude d’observer les autres dans leur fond intime, au-delà des surfaces menteuses et des apparences agitées.

Indépendant de toute fonction, maître absolu de ses heures, excusé à ses propres yeux de son dégoût pour la vie active par une santé qui lui donnait la sensation ou l’illusion de souffrir toujours, assujetti seulement (et encore dans la mesure de son humeur et de ses goûts) aux relations et aux sympathies de son milieu intime, M. Doudan put s’abandonner, sans scrupule et sans réserve, à sa passion dominante, la lecture. Sans compter ses chers auteurs classiques, son Horace, son Virgile, qu’il relit sans cesse ; ou quelques ouvrages du XVIIIe siècle, qui étaient devenus des classiques pour lui, pas un livre nouveau de quelque importance n’a certainement paru, depuis un demi-siècle, qui lui soit resté étranger, et dont l’idée principale au moins n’ait passé sous une forme quelconque dans la substance de son esprit. Ce qu’il acquit par là de variété de connaissances, d’élémens de comparaison, de perceptions neuves, ce qu’il y goûta de plaisirs délicats, de sensations vives et fines, on le devinait à l’agrément substantiel de sa conversation et à cette abondance de germes d’idées jetés négligemment dans la moindre de ses lettres ; mais, il faut bien le dire, cette passion de la lecture, si innocente en apparence, n’est pas sans péril. Elle trompe à la longue, et par son excès même, l’activité de l’esprit, en lui donnant du dehors un mouvement qu’il ne produit pas de lui-même ; elle l’agite et le remplit sans toujours le féconder, souvent même en l’empêchant de creuser dans sa propre substance et d’en faire jaillir ces sources de fécondité interne qui ne se trouvent que par un effort prolongé de méditation et dans l’éloignement des sources extérieures. Il est bon de lire pour s’exciter à penser soi-même ; mais, l’impulsion une fois donnée, il faut fermer le livre et ne plus lire qu’en soi, ce qui ne s’obtient pas sans fatigue. Il faut donc se défier de la tentation des lectures indéfinies et prolongées. L’esprit s’y engourdit dans la volupté facile des idées qu’on lui apporte et des jouissances toutes préparées qui lui viennent sans effort. Nul mieux que M. Doudan n’a senti le péril et l’excès, et nul plus que lui n’a complaisamment cédé au charme. Voyez comme il s’en rend compte à lui-même, avec une lucidité qui analyse le mal sans pouvoir s’en délivrer : « Je sais bien, dit-il, que cette curiosité infinie est un genre de paresse, et peut-être le pire de tous, parce qu’il fait l’effet du travail[1]. » Il est toujours pour les plans sans bornes et les

  1. 4 décembre 1837.